AMNESTY : En tant que Géorgienne, comment avez-vous vécu ces événements?
Nino Kirtadze : Quand tout a commencé, j’étais à Paris. Les premières images de la guerre, je les ai vues à la télé. Tout avait l’air si surréaliste. On n’aurait jamais imaginé que ça aille si loin. C’est vrai qu’il y avait des tensions dans la région, mais de là à voir des chars russes en Géorgie, un tel retour dans le passé, non. Tout le monde m’appelait plein d’inquiétude, personne ne savait comment ça allait évoluer, jusqu’où iraient les Russes. J’ai finalement pu rentrer en Géorgie, après maintes difficultés. Avec comme première image ce checkpoint qui était à peine à trente kilomètres de la capitale, c’était stupéfiant. Et quand on arrive à échanger quelques mots avec ces soldats russes, on ressent une confusion, entre un désir de revanche et un profond malaise. On reste tous des êtres humains de quel côté qu’on soit.
Comment dépasser cette implication émotionnelle pour faire son travail journalistique?
C’est bien sûr très difficile. Lorsque j’ai couvert la première guerre de Tchétchénie, c’était pareil. On arrive finalement à un moment où l’on se dit qu’on ne peut pas parler d’objectivité, si cette objectivité signifie qu’on n’existe plus comme être humain. J’essaie toujours d’être aussi honnête que possible avec les faits que j’ai en face de moi.
Après cet été meurtrier, quelle est la situation actuelle en Géorgie ?
Je pense que cette guerre est une bombe à retardement. La Géorgie a perdu 20 % de son territoire, suite à l’indépendance des deux provinces séparatistes. Je suis en contact avec la Mission de surveillance de l’Union européenne (EUMM) : tous les jours des exactions continuent, toutes les semaines il y a un ou deux policiers qui meurent. C’est la deuxième partie de la guerre qui commence, une guerre d’usure menée par la Russie. Dans les zones tampons, les gens vivent dans l’insécurité. Le soir venu, les enfants et les femmes fuient dans des villages un peu plus éloignés pour se cacher. Il n’y a que les personnes âgées qui n’ont pas d’autre choix que de rester, au risque de se faire tirer dessus. Et le mécontentement de la population géorgienne va bien sûr augmenter et renforcer toutes les forces qui sont contre le pouvoir en place.
On sent d’ailleurs une mobilisation grandissante de la société civile face au président Saakachvili. On voit dans votre reportage des gens qui tiennent des propos très durs contre lui, l’accusant d’avoir sacrifié son peuple.
Pendant la guerre, tout le monde se tait. Et après, le moment de l’analyse arrive. Il est clair qu’après un tel événement, les gens se posent des questions. Les Russes ont bien sûr misé là-dessus. Les gens de la génération de Saakachvili qui est au pouvoir ont tous au maximum quarante ans et ont grandi sans cette peur qu’avait la génération précédente, sous le régime soviétique. C’était clair pour beaucoup de monde que le grand frère russe n’allait pas regarder d’un oeil admiratif cette vision idéaliste, de grande confiance faite à l’Occident et ce désir de poursuivre des réformes très douloureuses pour le pays.
Près de 200 000 personnes ont été déplacées suite à ce conflit. Dans quelles conditions vivent-elles ?
En Ossétie du Sud, il y avait neuf villages géorgiens qui ont été complètement détruits et dont les habitants ont été chassés par les milices ossètes. Le message était très clair, tout a été fait pour que, même après la guerre, personne ne puisse revenir. Ces personnes ont été déplacées non pas dans des camps de fortune, mais dans des maisonnettes en dur, alignées le long de la route menant à la capitale. Aucun espoir de retour dans l’immédiat, c’est un déplacement à long terme.
Avec le risque que l’Ossétie et l’Abkhazie se transforment en zone de non-droit?
Personne ne sait vraiment ce qui s’y passe. Difficile d’avoir des informations, tout reste au niveau de la rumeur. On parle de pillages et d’exactions. Les gens ont très peur de témoigner, ils refusent la caméra par crainte de représailles. Et les Russes refusent toute supervision européenne du côté ossète en prétendant que c’est maintenant un pays indépendant.
Quelle est la situation à Tbilissi ?
Ces déplacés sont accueillis tant bien que mal. Imaginez un hôtel où, dans chaque chambre, il y a une famille entière. Ils se débrouillent pour la lessive et la cuisine, sans pouvoir vraiment s’installer ni trouver du travail. Ils sont perdus entre deux mondes, quelque part au milieu de nulle part. Mais la solidarité règne.
Selon des informations d’Amnesty International, l’armée russe a été relativement respectueuse des civil·e·s,ce qui ne serait pas le cas des milices ossètes. Est-ce vrai ?
C’est exact. Voilà comment ça se passait, c’est très simple, je l’ai vu de mes propres yeux. Les chars russes passaient en premier et les milices ossètes les suivaient juste derrière. Dès que les chars s’arrêtaient, les milices opéraient juste à côté et les Russes les regardaient faire. Vous pouviez leur demander : «Pourquoi n’intervenez-vous pas ? », et ils vous regardaient d’un oeil amusé en vous répondant: «Vous savez, c’est la politique.» Ils étaient assez malins pour ne pas se salir directement les mains, mais ils laissaient faire. Jamais les milices ossètes n’auraient osé faire cela sans avoir un vrai et fort soutien des Russes.
On voit dans votre reportage le travail des observateurs européens pour recueillir les témoignages. Comment tourner dans une telle guerre de l’information?
Dès le début du conflit, les gouvernements russe et géorgien ont présenté deux versions totalement différentes des faits. C’était très clair lorsqu’on regardait les médias des deux pays. Une fois arrivée sur place, j’ai été confrontée à une grande différence dans l’accès à l’information. On ne m’a jamais empêchée de filmer ou d’interviewer des personnes du côté géorgien. Les journalistes, les réalisateurs sont totalement libres de se déplacer, de filmer, même de critiquer le gouvernement. Mais du côté russe, impossible. J’ai essayé à plusieurs reprises de rentrer en Ossétie du Sud ou en Abkhazie, sans succès. Au mieux, on a droit à une visite guidée. Mais sans passeport russe, hors de question. Et pour avoir une accréditation, il faut passer par le bon vouloir du Ministère des affaires étrangères russe.
De façon habile, les Russes utilisent la même rhétorique que celle utilisée par les Occidentaux au Kosovo en 1999…
Effectivement. C’est vrai que les événements liés au Kosovo ont été très mal vécus par les Russes. L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont des exemples parfaits pour dire: «On vous avait prévenus et vous ne nous avez pas écoutés lors de la guerre du Kosovo.» La Géorgie est devenue comme un terrain de ping-pong entre la Russie et les Etats-Unis. D’ailleurs, de nombreux Russes étaient persuadés qu’ils ne faisaient pas la guerre à la Géorgie, mais qu’ils combattaient les Américains.