AMNESTY : En Iran, les jeunes représentent plus de soixante pour cent de la population. Comment vivent-ils par rapport aux anciens et aux dirigeants ? En plein décalage ?
Farhad Khosrokhavar : Il y a un gouffre. On est dans une société où une grande partie de la jeunesse est bien éduquée, où plus de deux millions de jeunes vont à l’université, dont une moitié de femmes. Et leurs aspirations sont en contradiction radicale avec le régime et les élites politiques au pouvoir, surtout dans les grandes villes. Une volonté de s’assumer un peu selon le modèle occidental de modernité : moins d’idéologie et plus de libertés individuelles. Il y a une sorte de désenchantement de cette forme théocratique du pouvoir.
De Qomà Téhéran, dans quel univers grandissent-ils ?
Dans les villes comme Qom, une partie de la jeunesse est toujours acquise à l’islam comme gestion de la vie quotidienne. Mais il y a une sorte d’ambivalence avec la quête d’une plus grande liberté, de relations plus étendues avec le sexe opposé et en même temps la peur de cette modernité, la peur même que cette liberté débouche sur le chaos, la dépravation. Téhéran n’est qu’à une heure de route. Beaucoup de jeunes de Qom fréquentent cette ville qui a un rôle particulier pour eux, d’un côté c’est un peu comme Paris, Londres ou New York et de l’autre c’est Sodome et Gomorrhe. Même chez cette jeunesse qui conserve énormément de traits traditionalistes, on trouve une aspiration à la liberté. Les jeunes filles éprouvent un sentiment d’injustice face à cette situation d’inégalité dans l’accès au travail et au droit de la famille.
Grandir sous la révolution, c’est donc une question de genre également ?
Il y a énormément de différences, et c’est cela le paradoxe iranien. Au moment de la révolution, les filles, en grande partie, n’allaient pas à l’école ou à l’université, mais il y avait une égalité juridique. Maintenant, la situation est différente. Il est devenu normal que les filles aillent à l’école et à l’université. Elles ont d’ailleurs rattrapé leur retard et sont presque aussi instruites que les hommes, ce qui fait que leur univers culturel se rapproche de plus en plus de celui des garçons. Au niveau du droit en revanche, elles ont des droits beaucoup plus restreints et inégaux. Et c’est là qu’elles ont le sentiment d’une profonde injustice. Quant aux garçons, et c’est nouveau, ils ont le sentiment que les filles aussi devraient avoir plus de droits. C’est pourquoi une proportion très importante de jeunes hommes participent à la campagne pour plus d’égalité «Un million de signatures».Même si ce mouvement est féministe, il y a quand même trente pour cent d’hommes qui s’y engagent activement!
Quelles sont les préoccupations des jeunes ?
Comme tous les jeunes, la question des relations entre les sexes les occupent beaucoup. A Téhéran et dans les grandes villes, la plupart ne vont pas jusqu’aux relations sexuelles, mais ils vont assez loin dans le flirt. Il y a une véritable rupture avec ce qui se passe au nom du droit islamique. Dans les villes moyennes comme Qom, une grande partie de la jeunesse est traditionaliste, mais même là on ébauche des relations les uns avec les autres, surtout à l’université, surtout au moyen du portable qui devient un instrument indispensable. Mais on ne va pas très loin. On est loin d’une émancipation sexuelle à l’occidentale.
La société feint d’ignorer ces écarts. Peut-on parler d’une certaine hypocrisie des autorités ?
En partie oui. Par exemple, un couple ne peut pas se tenir la main s’il n’est pas marié, mais on en voit très fréquemment dans les parcs, dans les grandes villes et de plus en plus souvent dans les villes comme Qom. Mais ils risquent toujours d’être arrêtés. Beaucoup de jeunes acceptent ce risque. Du fait de leur nombre, le pouvoir ne peut appliquer de sanctions que de manière aléatoire. On ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque jeune. Le pouvoir veut imposer des restrictions, mais il ne le fait pas de facto dans la vie quotidienne d’une manière aussi stricte qu’il le voudrait. Néanmoins le risque est présent. Si les jeunes se font attraper, ils risquent des ennuis financiers, voire des sanctions physiques comme la flagellation.
Ces jeunes gens sont donc poussés à vivre une double vie?
Oui. Cette double vie, loin de déboucher sur un certain désespoir, démontre que les jeunes Iraniens ont la capacité de trouver des moyens pour contourner ces obstacles. C’est ce que j’appelle le divorce à l’iranienne : on ne joue pas le jeu du pouvoir, on ne le conteste pas frontalement dans la majorité des cas parce qu’on n’a pas les moyens ou qu’on n’est pas suffisamment bien organisé, mais on mène sa vie dans la mesure du possible selon ses aspirations, en trouvant des compromis avec le pouvoir, la société, les parents.
Comment cette jeunesse voit-elle les élections à venir ? Va-t-on assister à une certaine remise en cause des normes islamistes par l’élection d’un réformateur ?
Beaucoup de jeunes n’attendent pas grand-chose de ces élections. N’oublions pas que le Parlement est aux mains des conservateurs et qu’on ne risque pas d’avoir la même libération culturelle que sous la présidence de Khatami. Cela étant, beaucoup de jeunes pensent que même les libertés minimes qu’ils peuvent obtenir avec un réformateur sous surveillance en valent la peine.
Le poids de l’islam est omniprésent dans leur vie. Quelle est leur relation à la religion?
Dans les villes traditionalistes, la religion a une assise très importante. Mais on essaie de la revisiter. Par exemple, beaucoup de jeunes pensent que les relations sexuelles sont interdites par le Coran, mais que le fait de parler à des personnes de l’autre sexe ne l’est pas forcément. Il y en a beaucoup qui remettent en cause l’hégémonie du clergé. Mais l’islam reste le pilier de l’identité de cette jeunesse. Par contre, dans les grandes villes, des jeunes se déclarent totalement laïcs, avec une adhésion à un islam qui reste dans la sphère privée.
Avoir vingt ans au pays des ayatollahs,
Farhad Khosrokhavar et Amir Nikpey, Paris,
Robert Laffont, 2009, 406 p.