Une guerre civile de plus de trente ans, plus de cent mille personnes tuées dans le conflit: depuis la mort du chef et fondateur des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), Velupillai Prabhakaran, tué le 18 mai dernier, le Sri Lanka semble enfin sorti de la guerre. C’est d’ailleurs ce que s’est empressé d’annoncer le chef de l’Etat sri-lankais, Mahinda Rajapakse, un jour après avoir écrasé le dernier bastion de résistance des LTTE.
Soulagement? Pas vraiment. Car la fin du conflit a entraîné des violations massives des droits humains, notamment pour la population civile prise au piège dans les enclaves assiégées par les forces gouvernementales. L’ONU, soupçonnée entretemps d’avoir minimisé à dessein le nombre réel de victimes, a parlé de plus de sept mille victimes durant les derniers mois de combats. D’autres sources évoquent le nombre de vingt mille victimes. Le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, a démenti ces allégations devant l’Assemblée générale début juin: «Je démens catégoriquement – je dis bien: catégoriquement – toute suggestion selon laquelle les Nations unies auraient délibérément sous-estimé des chiffres.» Au sujet du nombre évoqué de vingt mille victimes, il a ajouté: «Le bilan final n’est pas encore connu. La plupart de ces chiffres ne proviennent pas de l’ONU et ne concordent pas avec les informations dont nous disposons.»
Trois mois après la fin des combats, des centaines de milliers de personnes déplacées vivent dans des camps dont elles ont l’interdiction de sortir. Les conditions sanitaires y sont catastrophiques. Le gouvernement sri-lankais avait annoncé que ces personnes seraient replacées rapidement, mais très peu ont pu quitter les camps, gardés par l’armée.
Entrée interdite
Difficile d’établir la réalité, tant sur les camps de détention que sur le nombre de victimes, vu que les médias et les organisations humanitaires ou de défense des droits humains n’ont pas l’autorisation de se rendre sur le terrain pour enquêter. Le Conseil des droits de l’homme, réuni en session spéciale à Genève fin mai, a d’ailleurs renoncé à condamner les exactions commises par les autorités sri-lankaises pour se contenter de dénoncer les crimes commis par les rebelles. Les Etats «amis» du Sri Lanka, parmi lesquels Cuba, la Chine, l’Inde, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite, ont empêché l’adoption d’une résolution, proposée par la Suisse, qui demandait un accès libre pour les organisations humanitaires et faisait part de la grave préoccupation au sujet de toutes les violations des droits humains.
Pas d’enquête, donc. Et sur le terrain, les pressions se multiplient pour faire taire celles et ceux qui oseraient montrer une autre vérité que celle du gouvernement. En juillet, cinq médecins détenus par les autorités ont tenu une conférence de presse pour dire que seules 600 à 650 personnes avaient été blessées entre janvier et mi-avril 2009. Pourtant, entre la mi-février et le 9mai, le CICR affirme avoir évacué près de quatorze mille patient·e·s blessé·e·s ou malades et du personnel soignant avec l’aide de ces médecins, ce qui contredit les déclarations du Dr Varatharajah faites lors de la conférence de presse gouvernementale.
«Nous sommes inquiets pour la sécurité et le bien-être de ces hommes, qui risquent la torture ou des mauvais traitements», relève Yolanda Foster, chercheuse sur le Sri Lanka auprès d’Amnesty International. «Ils ont fourni les seuls soins médicaux disponibles à des centaines de milliers de civils pris au piège des combats, ce qui devrait leur valoir des éloges et non des sanctions.» Les médecins sont également revenus sur les déclarations qu’ils avaient faites concernant les tirs d’artillerie qui auraient touché l’hôpital de Puthukkudiyiruppu en février, bien que des membres du personnel des Nations unies et du CICR affirment avoir été témoins de l’attaque. Quel crédit apporter aux déclarations de ces médecins qui sont toujours détenus et n’ont pas eu la possibilité de consulter un avocat, et contre lesquels pèse la menace de poursuites pour des accusations graves, telle la trahison?
Fils assassiné
Obtenir des aveux par la force et contraindre des détenu·e·s à donner des interviews aux médias pour soutenir les positions du gouvernement est un exercice pratiqué depuis longtemps par les autorités sri-lankaises. Tout comme les menaces contre les proches de victimes de violations des droits humains, pour les intimider et les empêcher de déposer une plainte. «J’ai dû quitter mon pays», témoignait à Genève, les larmes aux yeux, Kaspillai Manoharan, un médecin sri-lankais dont le fils a été tué lors du massacre de Trincomalee, le 2 janvier 2006, en même temps que quatre autres étudiants, assassinés selon un témoin par la police. «J’ai été menacé par téléphone, par lettre. On a menacé de tuer ma famille. Je ne pouvais plus sortir de chez moi ni exercer mon métier. Je ne crois plus à la justice sri-lankaise, je ne compte aujourd’hui plus que sur la justice internationale pour résoudre le cas de mon fils assassiné. Je ne retournerai jamais dans mon pays, car les personnes qui ont commis ce crime sont toujours libres.»
Une impunité qu’admet du bout des lèvres l’ancien ambassadeur du Sri Lanka auprès de l’ONU à Genève, Dayan Jayatilleka: «Ce cas aurait dû être jugé depuis longtemps, je reconnais que nous devrions régler les cas plus vite.» Et que dire des violations des droits humains commises par les forces de sécurité sri-lankaises? «Nous avons été confrontés à la très grande peur du terrorisme pendant des années, explique l’ancien ambassadeur. Vous savez, la peur conduit parfois à des comportements inadéquats. Mais le problème est en passe d’être résolu.»
Atmosphère d’impunité Une version des faits que conteste Yolanda Foster « Il existe une réelle atmosphère d’impunité au Sri Lanka. Les gouvernements sri-lankais successifs se sont montrés incapables d’établir les responsabilités pour les cas de disparitions forcées, d’homicides et d’actes de torture. Pourtant, depuis 1991, ils ont nommé neuf commissions ad hoc pour enquêter sur les atteintes aux droits humains. Mais ces commissions ont toutes manqué de crédibilité et n’ont fait que retarder les enquêtes criminelles. La plupart de ces commissions identifiaient des responsables présumés, mais pratiquement aucune poursuite pour violations des droits humains n’a été engagée.»
«Le gouvernement ne fait pas la distinction entre l’individu qu’est l’avocat et la cause défendue par ses clients», dénonce pour sa part Yang-Poh Yeo, membre de la mission d’enquête menée au Sri Lanka par l’Association internationale du barreau, un réseau d’avocat·e·s au niveau mondial. Il cite un article publié sur le site internet du ministère sri-lankais de la Défense, qui donne les noms, adresses et parfois même les photos d’avocats défenseurs des droits humains en les traitant de traîtres. «Nous avons demandé au gouvernement de supprimer cet article, il nous a répondu qu’il allait le faire, mais on le trouve toujours sur le site de la Défense», regrette Yang-Poh Yeo.
Si la guerre civile est aujourd’hui officiellement terminée, le Sri Lanka n’a pas encore fait face à son passé. L’échec des commissions d’enquête durant près de deux décennies ne rassure pas sur la capacité du gouvernement à lutter efficacement contre l’impunité et à mettre en place les bases solides nécessaires à une réconciliation nationale.