- AMNESTY : La torture n’est pas un phénomène nouveau. Quelle définition en donnez-vous aujourd’hui ?
- Isabel Eiriz : Ce qui a changé et va au-delà de la définition de l’ONU sur les mauvais traitements infligés pour obtenir des informations, c’est qu’aujourd’hui la torture ne vise pas à faire parler, mais à faire taire. Le tortionnaire veut détruire sa victime, non dans ce qu’elle pense, mais dans ce qu’elle est. Il y a délibérément l’intention d’annihiler dans la personne ce qu’il y a de collectif, les appartenances, les liens, ce qu’elle a de plus sacré. Par exemple, quand on sait que pour certains, violer une vierge revient à la priver du paradis ou que donner de la viande à un bouddhiste est le faire renoncer à tous ses principes, on voit bien l’intention de briser la filiation avec la communauté. Et nous insistons sur «l’intentionnalité». Les tortionnaires savent ce qu’ils font. Ils sont formés. On enseigne et on apprend à torturer !
- Comment traiter en groupe une souffrance individuelle?
- Cette approche est fondée sur deux axes: la prévention, pour empêcher que le traumatisme ne traverse les générations, et la prise de conscience de la dimension également collective de la torture. N’oublions pas que dans cette expérience du pire, les principes de la vie sont bouleversés. Ces êtres ont vu « la face cachée de l’humanité » et ils sont restés très méfiants. Certains montrent donc la façade du «moi social» car ils n’ont pas pris la mesure du dommage subi et il est trop douloureux de montrer «le moi personnel» humilié, vulnérable. Et c’est là que nous bénéficions des ressources du groupe par la mise en commun de l’expérience de la prison, de la torture et de l’exil. Les témoignages des gens qui ont réussi à avancer donnent de l’espoir aux autres: vivre mieux, faire des projets, retrouver un sens et la confiance dans l’être humain. Et ce n’est pas un livre qui parle, c’est un être qui est passé par le même parcours. L’expert de la torture, c’est la personne elle-même, pas le thérapeute! Notre rôle est de maintenir un cadre garantissant notamment le respect du vécu de chacun et de favoriser le processus qui facilitera une intégration dans la société d’accueil. Et bien sûr, au cœur même de notre formation professionnelle et de notre travail, le souci constant de la défense des droits humains.