- AMNESTY: Près de la moitié de la population mondiale vit dans la pauvreté. L’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser, particulièrement avec la crise économique. La pauvreté ne se limite-t-elle pas à une question d’économie et de niveau de revenus?
- David Petrasek : En partie oui. Mais les solutions économiques ne peuvent pas à elles seules résoudre le problème de la pauvreté. Nous devons regarder au-delà de l’économie.
- C’est-à-dire?
- Jusqu’à présent, la pauvreté n’a pas été suffisamment perçue comme un problème des droits humains. Lorsque les personnes confrontées à la pauvreté évoquent leur expérience, les mêmes types de problèmes reviennent. Premièrement, la privation – le manque de nourriture, de logement, de soins médicaux et d’opportunités. Deuxièmement, l’insécurité: faire face à des violences physiques, voir sa vie menacée. La plupart des gens voient les pauvres comme des criminels, mais en fait, ce sont eux qui souffrent le plus des violences, notamment les femmes. Une insécurité aussi au niveau des moyens de subsistance. En travaillant dans l’économie informelle, on est sujet à la précarité de l’emploi. Troisièmement, l’exclusion: lorsque l’Etat, à tous les niveaux – les tribunaux, la police, l’administration publique – exclut des personnes de ses services de base, parce qu’elles sont de la mauvaise religion, langue, genre ou simplement parce qu’elles sont pauvres. Enfin, l’absence de droit à la parole. Etre empêché de s’exprimer par des lois répressives, comme en Chine ou au Myanmar ou, simplement, pouvoir s’exprimer dans un espace pseudo-démocratique, mais ne pas être entendu. Ces quatre problèmes doivent être reconnus pour ce qu’ils sont: des violations de droits humains.
- L’ONU a lancé, voici dix ans, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) afin de lutter contre la pauvreté. Mais avec un succès tout relatif. Peut-on vraiment lutter contre ce fléau? N'est-il pas simplement une fatalité?
- L’ONU s’est lancée dans cette campagne de grande envergure, mais peine à dépasser le niveau rhétorique. Ces huit objectifs traitent de problèmes importants, mais ils ne demandent pas assez de mettre fin aux nombreuses atteintes aux droits humains qui maintiennent des personnes dans la pauvreté. Par exemple, aucun des objectifs ne dit clairement qu’il faille mettre fin aux violences contre les femmes. Alors que nous savons que les femmes pauvres sont les plus frappées par la violence et que cette violence les maintient dans la pauvreté. Un des objectifs est de scolariser les jeunes filles. Nous savons que c’est la violence dont elles sont victimes qui les empêche d’aller à l’école. Un autre objectif porte sur l’amélioration de la vie dans les bidonvilles. Une des raisons principales qui poussent les femmes dans les bidonvilles est d’échapper aux violences à la campagne. En réalité, elles vont y faire face à encore plus de violence.
- La crise économique a pour l’instant surtout touché les pays du Nord. Qu’en est-il des pays du Sud?
- Il est clair que les répercussions dans les pays les plus pauvres se font déjà ressentir, notamment sur les fonds envoyés par les travailleurs émigrés. Ces revenus sont une part importante de la survie des personnes vivant dans les pays pauvres. Des millions de personnes ont perdu leur travail et ces revenus sont en chute libre. Autre impact: la réduction de la demande d’exportations vers les pays développés. Dans les pays qui ont basé leur modèle de croissance économique sur les exportations, les conséquences sur l’emploi sont terribles. En Chine, entre vingt et trente millions de personnes sont dans cette situation. Et les conséquences politiques ne sont pas négligeables. Dans les pays où les gouvernements sont autoritaires ou faiblement démocratiques, la crise pousse à l’instabilité politique, comme à Madagascar.
- Quelle est la part de responsabilité des gouvernements?
- Les gouvernements doivent cesser d’enfermer les plus pauvres – dans leurs bidonvilles, leurs salles de torture, leurs couloirs de la mort, leurs camps de personnes déplacées, leur pauvreté. Ils doivent mettre en place des structures afin de surmonter l’insécurité, les privations, l’exclusion, et laisser un espace pour que ces personnes puissent se faire entendre.
- Dans le cas du Zimbabwe, est-il envisageable de voir un jour traduire en justice le président Mugabe, qui a plongé une grande partie de la population dans une situation de pauvreté critique?
- Malheureusement, le fait qu’il ait appauvri son peuple n’est pas considéré comme un crime en tant que tel, alors que cela devrait être le cas. En revanche, ce qui est considéré comme un crime, c’est de forcer cent mille personnes à fuir leur maison et d’emprisonner et torturer des gens, généralement pauvres. Il est aussi responsable d’exécutions politiques et de meurtres de masse. Ces violations classiques des droits humains par Mugabe ont eu un impact terrible sur les personnes pauvres et les ont maintenues dans la pauvreté.
- Et quelle est la responsabilité des entreprises?
- Des acteurs aussi puissants que les grands groupes industriels ont un impact considérable sur les droits humains. Bien trop souvent, ceux-ci sont bafoués car des entreprises qui exploitent les systèmes corrompus, faibles ou inexistants de certains pays, et les populations concernées n’ont aucun moyen d’amener ces entreprises à rendre des comptes. Les populations pauvres en première ligne. Pour les trente millions d’habitants du delta du Niger, par exemple, les milliards générés par l’exploitation du pétrole n’ont fait qu’aggraver leur pauvreté.
* Le livre The Unheard Truth (La vérité non entendue), écrit par Irene Khan et David Petrasek, sera publié cet automne.