Idris est malade, mais il ne se départit pas de son rire. Et ne regrette pas ses choix de vie, qui l’ont pourtant mené à plusieurs reprises en prison. Alors qu’il est jeune médecin, le Libyen est incorporé dans l’armée nationale et part au Tchad. Capturé, il croupit plus de deux ans dans les geôles de Hissène Habré, alors président de la République tchadienne. A la fin des années 1980, libéré, il rejoint, aux côtés de mille deux cents autres prisonniers, le National Front for Salvation of Libya (NFSL), groupe créé en 1981 et cherchant à renverser le colonel Kadhafi. «Depuis 1973, Kadhafi met en prison ou liquide tous les leaders de l’opposition», explique Idris. La résistance est un acte dangereux. Mais, pétri d’espoir, il voit la configuration politique en Europe de l’Est changer complètement : les dictatures communistes s’effondrent et «le soutien occidental aux opposants démocrates s’avère déterminant», retrace-t-il; le médecin caresse l’espoir de voir la même chose se produire dans son pays. Dans un premier temps, Idris est auréolé de son statut d’ancien prisonnier de guerre; le régime libyen n’ose prendre de mesure drastique à son encontre. Jusqu’à ce que, la pression devenant insupportable et craignant pour sa vie, il ne dépose une demande d’asile par l’entremise du CICR, et que la Suisse ne l’accueille.
Exil
Son arrivée en Suisse ne met pas fin aux pressions. Les menaces, les intimidations se poursuivent. Berne décide alors de le cacher dans le canton des Grisons, car Tripoli multiplie les coups de fil à la capitale helvétique pour s’enquérir de la situation d’Idris. La Suisse, soucieuse d’assurer la sécurité du Libyen tout au long de ses divers séjours, le déplace dans le pays et lui fournit une protection policière. Idris constate pourtant combien la Libye reste aux aguets : à plusieurs reprises, son chemin croise celui d’individus à la mine patibulaire mimant de leurs mains un couteau porté à leur gorge, simulacre pour rappeler qu’on ourdit toujours de lui trancher le gosier.
Pendant près de seize ans, Idris suit de loin les événements de son pays. Il mène sa vie en Suisse, effectue une spécialisation en chirurgie en Grande-Bretagne, travaille comme assistant chirurgical à l’hôpital de Sion. Le Libyen est confiant, il croit au changement démocratique et continue à militer pour celui-ci. Il est tellement optimiste que, lorsque le régime libyen annonce en 2006 une amnistie à toute personne ayant fui le pays et n’ayant pas de sang sur les mains, il y retourne. Tous les deux ans en effet, la Libye formule de telles promesses; Idris décide alors de partir: «Je croyais le régime sincère, je refusais de rester silencieux loin de chez moi», confie-t-il. Il n’imaginait pas que Tripoli ne cherchait qu’à s’acheter une respectabilité internationale, le reste n’étant que poudre aux yeux. Quelques mois après son retour d’exil, il est emprisonné pour avoir projeté d’organiser une manifestation pacifique. L’arrestation a lieu le jour précédant le rassemblement; il sera condamné à vingt-cinq ans de prison en juin 2008, pour «complot terroriste». Avant d’être relâché, «probablement grâce aux pressions de Condoleezza Rice et Micheline Calmy-Rey», suppose-t-il.
Grève de la faim
Ce qui est par contre certain, c’est que les conditions de détention sont ubuesques. Sa famille n’est pas autorisée à lui rendre visite. La seule et unique rencontre avec son avocat se fait trois minutes avant la tenue du procès. L’isolement est monnaie courante. Pendant une période de convalescence, quatre gardes armés lui sont assignés, quand bien même il est déjà solidement enchaîné au lit. Et même si Idris n’est jamais soumis à la torture, il peut entendre les plaintes de compagnons d’infortune qui, eux, n’ont pas cette chance. Il participe alors en signe de protestation à une grève de la faim, longue de trois mois ; c’est peine perdue, personne ne prête attention aux détenus.
Corruption endémique
Même sa maladie, lorsqu’on lui diagnostique un cancer, est matière à chantage. Le gouvernement d’abord, puis la Fondation Kadhafi pour le développement (FKD), vont lui proposer, en échange de l’arrêt définitif de toute revendication politique, une opération dans les quatre jours; à défaut de sa coopération, il s’entend dire : «Qui sait quand vous serez opéré». Pression révoltante, alors que le discours de la FKD est axé sur la promotion de la démocratie, de la liberté de la presse et d’un pouvoir juridique indépendant. Au péril de sa vie, Idris décline l’offre, préférant rester fidèle à ses principes et valeurs. Plus tard, de retour en Suisse, il aura la possibilité de se faire soigner; mais à cet instant, dans cette cellule, il pense avoir signé son arrêt de mort en refusant de parapher la fin de son activité politique. Le parcours d’Idris explique pourquoi il ne croit plus aux promesses de changement du pays par le haut. Il rappelle aussi combien il existe une Libye devant le rideau, et une seconde, tapie en coulisses. La Suisse a pu mesurer l’ampleur de ce fossé depuis l’arrestation en Libye des deux ressortissants helvétiques en juillet 2008. Lorsque la FKD souligne l’importance de l’éducation de la jeunesse à la presse internationale, dans le même temps, le colonel Kadhafi regrette de dépenser vingt millions de dollars pour l’éducation des enfants du pays; trop d’argent à son sens. «Ils sont vus par Kadhafi comme des boulets», lâche l’ancien détenu. Quant à la récente proposition du chef de l’Etat de distribuer la rente pétrolière directement aux citoyen·ne·s, en raison d’une administration corrompue? «Comment maintenir dans ces conditions des hôpitaux, des universités? Et qui sera chargé de répartir l’argent? Les mêmes qui sont déjà au pouvoir aujourd’hui.» Sous entendu: chassez la corruption, elle revient au galop. La démocratie en Libye? Elle est possible, mais «seulement si les diplomates et les médias occidentaux soutiennent l’action de l’opposition. C’est tout ce que nous demandons», sollicite-t-il dans un demi-sourire.
*Autre façon d'orthographier son nom: Idriss Boufayed