Le 1er août dernier, une quarantaine de mercenaires attaquent une petite communauté rurale de la province de Mardan, dans le département du Beni, vaste région de plaines à l’est de la Bolivie. Ils brûlent les cabanes des paysan·ne·s qui se sont récemment installé·e·s sur ces terres laissées jusque-là à l’abandon et en revendiquent la propriété au nom de leur commanditaire, un certain Nelson Vaca.
Le campement dévasté est un asentiamento humano, une implantation de paysan·ne·s sans terre venu·e·s de Cochabamba, à plusieurs centaines de kilomètres de là. Ils ont obtenu de haute lutte que l’Etat leur accorde le droit de s’installer sur quelques hectares en friche dans ce département dominé par les grands propriétaires fonciers. En vertu d’une loi bolivienne votée en 1996 sous la pression des mouvements sociaux, toute terre n’ayant pas de fonction économique et sociale doit revenir à l’Etat, qui est chargé de la redistribuer aux plus pauvres. Ce qui contrarie fort l’oligarchie locale, dont Nelson Vaca est un membre éminent, car même laissées en jachère, les terres font l’objet de juteuses transactions financières sur un marché des plus opaques.
Le coupable sera finalement arrêté et livré à la justice. Il n’y a eu ni mort ni blessé, mais les paysan·ne·s vivent désormais dans la peur et doivent lutter contre le découragement. Leur peu de matériel a été détruit. Un an plus tôt, en septembre 2008, trente personnes étaient tuées lors d’une embuscade dans le département de Pando, en Amazonie bolivienne. Depuis sa fondation en 2001, le Mouvement des paysans sans terre de Bolivie (MST) n’a pas cessé de se heurter à la violence. Car comme le dit Moises Torres, son ancien président, «en Bolivie, la terre appartient à ceux qui ont de l’argent et des armes».
Qui sont les paysan·ne·s sans terre? L’économie rurale bolivienne a longtemps été caractérisée par les latifundios, ces immenses domaines dans lesquels les populations indigènes (Aymaras, Quechuas, Guaranis,...) étaient forcées de travailler comme esclaves. Une réforme agraire a eu lieu en 1953 pour procéder à une meilleure répartition des terres. Mise en œuvre par des gouvernements autoritaires se souciant peu des intérêts des paysan·ne·s indigènes, elle n’a pas atteint son but. Les parcelles distribuées aux communautés andines ont été morcelées par les ventes et les héritages, devenant au fil des ans des minifundios, des terres trop petites pour permettre à celles et ceux qui les cultivent de vivre dignement. Les basses terres de l’Est n’ont en revanche pas été partagées, et leur concentration a été encouragée dans la perspective d’une agriculture d’exportation au détriment de la sécurité alimentaire du pays.
En 2005, les sans terre ont placé beaucoup d’espoir dans l’élection du président d’origine indigène Evo Morales, leader du Mouvement vers le socialisme (MAS). Son programme électoral était en effet axé sur la redistribution équitable des terres, la confiscation des propriétés acquises illégalement et l’application rigoureuse de la loi de 1996. Les latifundios de plus 5000 hectares ont été interdits par la nouvelle constitution qui consacre un Etat où les populations indigènes ont enfin leur place.
Les progrès sont notables: depuis 2005, un million d’hectares ont été redistribués à 4691 familles. Mais la situation est loin d’être résolue. Première déception: confronté à une forte opposition de la caste des grands propriétaires, le gouvernement ne démantèlera pas les latifundios existants, car l’article constitutionnel ne s’applique pas rétroactivement. Le contrôle effectif de la fonction économique et sociale des terres est en outre difficile à mener dans les départements de l’Est, très hostiles au président Morales. Les pouvoirs locaux y revendiquent davantage d’autonomie afin de pouvoir s’opposer au processus de redistribution. Les terres disponibles pour des asentamientos restent donc peu nombreuses. Leur dotation est toujours collective, afin d’éviter que ne se répète la tragédie des minifundios. Ce qui ne va pas sans créer des tensions avec les partisans de la propriété privée et d’un enrichissement individuel.
Mouvements des sans terre (MST) au féminin
Mathilde Defferrard, sociologue fribourgeoise, travaille avec les femmes sans terre de la région de Cochabamba en tant que volontaire de l’organisation suisse E-Changer.
- AMNESTY: Quel est votre travail au sein du mouvement?
- Mathilde Defferrard: Les femmes sans terre ont créé l’organisation MST-Mujeres pour avancer dans la résolution des problèmes qui leur sont spécifiques. Elles cumulent en effet les facteurs de paupérisation, puisqu’elles ont plus difficilement accès à la propriété de la terre que les hommes et sont moins scolarisées. Par suite des migrations économiques, elles se retrouvent souvent cheffes de famille. Je les appuie dans le renforcement de leur organisation, pour permettre à terme une gestion autonome et soutenable financièrement. Le MST-Mujeres collabore avec le MST et j’ai régulièrement des contacts avec le mouvement.
- Quel est l’avenir de l’asentamiento de Mardan, et quels facteurs peuvent contribuer au succès d’une implantation?
- Je n’ai pas encore l’expérience d’un asentamiento qui s’est développé avec succès. A mon arrivée en Bolivie il y a une année, je pensais qu’au cours de mes trois années d’engagement aux côtés du MST-Mujeres, j’aurais la joie de pouvoir accompagner l’asentiamento de Marban dans son processus d’implantation. Aujourd’hui, je n’en suis plus si sûre. Les personnes qui ont tenté l’aventure manquent cruellement de soutien. Il faut rapidement trouver les moyens de développer l’asentamiento pour les convaincre que quelque chose est encore possible.
- Quels sont les défis que le MST va devoir affronter à l’avenir?
- Au sein des organisations sociales, indigènes et syndicales, le MST est marginalisé du fait de ses positions radicales. Il déplore les concessions faites par le gouvernement dans le cadre de la nouvelle constitution, ce qui l’éloigne du pouvoir en place. A l’interne, le mouvement doit lutter contre la démobilisation face à un processus long et difficile qui nécessite de voir au-delà de sa propre génération. C’est une structure ouverte et non contraignante, qui ne peut pas compter sur une base solide. Les personnes qui s’identifient au mouvement vont et viennent – aussi pour des raisons économiques. Le travail de sensibilisation et de formation est donc toujours à refaire. La reconnaissance du mouvement est devenue plus difficile maintenant que le gouvernement axe une partie de son programme sur la redistribution des terres.