- AMNESTY: Depuis 2006, le Code pénal nicaraguayen a été amendé à plusieurs reprises, ce qui a amené à l’interdiction totale de l’avortement, entrée en vigueur le 9 juillet 2008. Comment en est-on arrivé là?
- Marta María Blandón: Cela remonte à avant les élections de 2006. Une proposition du parti conservateur pour interdire l’avortement a été votée dans le cadre d’une procédure extrêmement rapide par le Parlement et la loi est entrée en vigueur en novembre 2006. Tous les parlementaires sans exception ont voté en faveur de cette interdiction! Nous avions fait un lobbying très fort mais les partis ont donné l’ordre de suivre leurs instructions de vote, vu que les élections approchaient. Nous avions ensuite l’espoir de renverser cette décision au moment de la discussion sur le nouveau code pénal, mais malheureusement l’interruption volontaire de grossesse y a également été pénalisée. Mais cette fois-là, quatre parlementaires de droite ont voté contre la pénalisation, suite à notre lobbying.
- Quelles sont les répercussions de cette interdiction sur la santé des femmes?
- Elles sont très graves. Notamment pour les femmes qui ont besoin d’un avortement thérapeutique, par exemple parce qu’elles souffrent d’un cancer ou d’une grossesse à risque. Les femmes ont recours à des avortements clandestins pratiqués dans de mauvaises conditions et elles ont peur d’aller à l’hôpital si elles souffrent de complications. Les médecins, eux, ont peur d’être accusés d’avoir commis un délit, ils n’osent plus prendre les femmes en charge.
- Est-ce que les médecins risquent la prison?
- Oui, ils risquent trois à six ans de prison! Et à cela s’ajoute l’interdiction d’exercer sa profession.
- Cette interdiction de l’avortement a-t-elle provoqué des décès?
- Selon des chiffres officiels, trente-trois femmes et jeunes filles sont mortes au cours de leur grossesse durant les six premiers mois de 2009, contre vingt sur la même période en 2008. Mais ces chiffres sont en-deçà de la réalité, car le gouvernement lui-même a reconnu que le taux de mortalité maternelle est sous-évalué. Les causes des décès ont changé: les femmes qui ont des grossesses problématiques meurent plus qu’avant. Il y a une augmentation de 15 à 60 % des décès liés à des causes obstétriques indirectes. Par exemple, cela faisait quinze ans qu’aucune femme n’était morte d’une grossesse extra-utérine au Nicaragua. Mais le premier cas de décès après l’adoption de la loi a été celui d’une femme qui avait une grossesse de ce genre. Ce qui aurait dû être un avortement thérapeutique de routine s’est transformé en tragédie, parce que les médecins l’ont envoyée faire des examens complémentaires et n’osaient pas intervenir.
- Quelle est la situation des mineures?
- Le pire, c’est la situation des mineures qui ont subi un viol. Quarante-neuf filles violées qui ont déposé plainte en 2008 étaient tombées enceintes et n’ont donc pas eu le droit d’avorter. La plupart avaient été violées par leur père et doivent aujourd’hui s’occuper d’un enfant qui est en fait leur frère ou leur sœur… C’est une situation catastrophique.
- Comment se fait-il que le Nicaragua soit un des rares pays dans le monde à interdire totalement l’avortement?
- La force des partis conservateurs est grande dans ce pays. L’Eglise catholique est très puissante. Elle a essayé d’imposer l’interdiction de l’avortement dans d’autres pays, mais cela n’a pas fonctionné parce que les partis s’y sont opposés. Au Nicaragua, le parti sandiniste a fait alliance avec l’Eglise, parce qu’il avait perdu les élections trois fois de suite et qu’il voulait gagner. Aujourd’hui, l’archevêque fait même partie du cabinet présidentiel de Daniel Ortega. En fait, l’interdiction de l’avortement n’est pas discutée ici comme une question de droits humains ou de santé publique: les partis en ont simplement fait une utilisation politique.
- Les premières organisations qui se sont mobilisées sont les organisations féministes. Est-ce qu’il est possible aujourd’hui d’impliquer d’autres acteurs dans la lutte contre cette interdiction?
- Vous savez, j’ai une longue expérience sur cette question, je travaille dans ce domaine depuis dix-neuf ans. La menace d’un retour en arrière a toujours existé. Nous avions fait un grand travail de sensibilisation des médecins, mais c’était très difficile, parce que le mot «avortement» est très marqué: «avorter», c’est perçu comme «tuer», même en cas d’interruption thérapeutique. Les médecins ne veulent évidemment pas être impliqués dans un acte aussi horrible que celui de tuer. Mais finalement, après l’adoption de la loi, nous avons réussi à convaincre les médecins, les organisations de défense des droits humains, les universités, les organisations de développement communautaire, qu’il fallait absolument lutter contre cette loi, parce que c’est une question de santé publique et de respect du droit à la vie des femmes.
- Le président Daniel Ortega refuse de dialoguer avec la société civile sur ce thème. Pour quelle raison?
- Il n’a abordé ce thème qu’une seule fois dans les médias. Il a prétendu que la majorité de la population voulait cette interdiction parce qu’elle est chrétienne. Il a ajouté que la Cour suprême pouvait renverser cette loi. Mais c’est lui qui contrôle la Cour suprême, donc il joue sur les mots. Il présente toutes les réactions critiques contre son gouvernement comme de l’interventionnisme impérialiste dans sa révolution.
- Quelles sont aujourd’hui vos possibilités d’action?
- Nous devons impérativement continuer à résister, surtout pour les femmes les plus pauvres. Ce n’est pas seulement une discrimination contre les femmes, mais aussi une discrimination de classes sociales: les femmes qui ont de l’argent réussissent toujours à avorter. Elles utilisent par exemple des médicaments pour soigner les ulcères gastriques, qui ont un effet abortif. Les femmes pauvres, elles, n’ont pas d’autre choix que l’avortement illégal, dans des conditions dangereuses. Depuis qu’une délégation d’Amnesty International s’est rendue à Managua en juillet dernier, il y a presque chaque jour des articles sur ce thème dans les médias. Le ministre de la Santé a même dû s’expliquer. Un journal a lancé un sondage en ligne et 75% des participants ont voté en faveur de l’abrogation de cette loi. Je suis persuadée que la majorité de la population ne partage pas l’opinion du président sur cette question. Il est essentiel de maintenir la pression. Les pays donateurs, notamment l’Union européenne, ont exprimé leur désaccord, mais pour l’instant cela n’a pas suffi. Cette loi est anticonstitutionnelle et contraire aux droits humains. Mais comme la question est politique et n’est pas traitée comme un problème de santé pour les femmes, cela va sans doute prendre du temps avant de réussir à la changer.