La télévision est allumée dans le salon cossu, au huitième étage d’un immense gratte-ciel de Diyarbakir, mais personne ne la regarde. En bruit de fond, des soldats du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) se succèdent sur le petit écran. ROJ TV est une chaîne kurde interdite, qui émet depuis le Danemark. «Nous pourrions avoir des ennuis si la police savait que nous regardons cette chaîne», explique la mère de famille, en renouant son foulard multicolore sur sa tête.
Si cette chaîne est interdite, il existe pourtant depuis quelques années une chaîne officielle en kurde. Certain·e·s disent qu’aucun·e Kurde ne la regarde. D’autres, comme Yavuz Binbay, président de l’association SOHRAM qui travaille à la réhabilitation des victimes de la torture, pensent au contraire que la population kurde l’apprécie : «Cette chaîne programme beaucoup de culture et d’informations. Le PKK a interdit de la regarder, je ne comprends pas leur attitude. Chacun devrait pouvoir choisir ce qu’il veut voir. Et cette chaîne est un droit, il faut se battre pour conserver les acquis.»
Une chaîne officielle en kurde, serait-ce un signe de détente de la part du gouvernement turc, dans un pays où il est encore interdit de prononcer le mot «Kurdistan»? «Non, pas vraiment », répond Emin Aktar, président du barreau de Diyarbakir. «Quand une autre chaîne de télévision invite une personne qui parle en kurde, le gouvernement censure cette chaîne ! » Au mur de son bureau, un calendrier préparé par l’association des avocat·e·s, rédigé à la fois en kurde et en turc. «Rien que cela a valu à notre ancien président d’être traduit en justice. C’est considéré comme un crime d’utiliser des caractères de l’alphabet kurde. Même le maire de notre ville a été inculpé pour cette raison. » Il n’y a pas que la langue kurde qui pose problème : « Si un avocat utilise les mots « guérilla du PKK» au tribunal, même pour dire que son client n’en fait pas partie, il peut être puni. Deux de nos avocats ont été condamnés pour cette raison l’an dernier.»
Parti interdit
La liberté d’expression est encore loin d’être respectée en Turquie. Pourtant, la situation évolue: «Certaines choses ont déjà changé», relève Necdet Ipekyüz, de la Fondation TIHV qui prend elle aussi en charge des victimes de la torture. «Le premier ministre turc tient aujourd’hui des propos pour lesquels nous aurions été arrêtés il y a seulement dix ans. Je suis optimiste.» Un optimisme prudent qui ne tient qu’à un fil: en décembre dernier, la Cour constitutionnelle turque a dissous le Parti démocrate de Turquie, au motif que ses activités portaient atteinte à l’indépendance de l’Etat et à son intégrité indivisible. Des rafles ont suivi cette dissolution, des dizaines de personnes ont été arrêtées, dont dix maires locaux et des militant·e·s de l’Association turque des droits humains. Les responsables du parti risquent d’être interdits d’activités politiques durant cinq ans, alors même que le gouvernement turc s’est clairement distancié de l’interdiction. Des manifestations massives (plus d’un million de personnes) ont envahi la ville de Diyarbakir, chef-lieu de la province majoritairement peuplée par des Kurdes.
Le énième rebondissement d’un conflit qui dure depuis 1984 et a fait déjà près de 50000 morts. «La situation s’était améliorée à la fin des années 1990, en raison des réformes dues à la candidature d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne », explique Muharrem Erbey, président de la branche de Diyarbakir de l’Association des droits humains. «Depuis 2004, on assiste à un arrêt des réformes démocratiques. Pire, nous avons depuis 2006 un nouveau code pénal, dont l’article 301 permet de condamner n’importe qui pour des propos contre l’Etat turc, y compris des personnes qui ne sont pas membres d’une organisation terroriste. » L’Association des droits humains a recensé une très grande augmentation des plaintes pour violations des droits humains: de 8000 en 2006, elles sont passées à 35000 en 2008.
Née avec la guerre
Selma, une jeune étudiante en tourisme, est attablée devant un verre de thé dans le parc Ekin. Entre eux, même les Kurdes parlent le turc. Un avion militaire survole la ville à basse altitude. Selma frémit : «Nous, les Kurdes de trente ans, nous sommes une génération perdue. Je suis née avec la guerre, j’ai toujours connu le sang, les arrestations, les familles déchirées. J’ai moi-même été arrêtée pendant mes études et j’ai passé trois mois en prison, sans inculpation, seulement pour avoir pris part à une manifestation du 1er mai.» Des propos que confirme Necdet Ipekyüz : «Cette région vit un véritable traumatisme social, 99% de la population est traumatisée. Aujourd’hui encore, une personne arrêtée subira des mauvais traitements, même si la torture n’est plus systématique. Il nous faut impérativement une nouvelle constitution, car celleci date de 1982, après le coup d’Etat par les militaires. Nous avons besoin d’une constitution civile et démocratique.»
En Turquie, des millions de personnes ont été arrêtées et ont subi des actes de torture, certaines à plusieurs reprises. Yavuz Binbay sait de quoi il parle, lui qui s’est fait casser le nez par la police à l’âge de douze ans lors de sa première arrestation en 1971 et qui a fini par fuir la Turquie en 1994. Sans une Action urgente d’Amnesty International et l’aide de l’ambassade suisse, il ne serait aujourd’hui plus en vie. De retour dans l’Est de la Turquie en 2000, il a créé SOHRAM, qui vient en aide aux victimes de la torture, tant au niveau thérapeutique qu’en les aidant à trouver du travail et à se réinsérer dans la société. A côté de son bureau, des femmes s’activent dans le magasin d’habits de seconde main.
Le danger du mariage
Les causes des traumatismes ne sont pas uniquement liées au conflit armé, mais aussi à la violence domestique, extrêmement répandue dans l’Est de la Turquie. Müzeyyen Nergiz, avocate, a lancé un projet d’aide aux victimes de violence conjugale et de crimes d’honneur. «Quand je vois que le taux de violence domestique atteint presque 80% dans notre région, je me dis que je préfère ne jamais me marier», sourit-elle en sirotant un milkshake dans un bar branché du quartier piéton de Diyarbakir, fréquenté par les jeunes de la ville. «Il y a également beaucoup de cas de viols dans le couple. Ce crime est reconnu dans le nouveau code pénal, qui contient de très bonnes améliorations pour les droits des femmes, tout en posant de gros problèmes, pour la liberté d’expression notamment.» En un an, son organisation est déjà venue en aide à plus de cent cinquante femmes.
La plupart des militant·e·s en faveur des droits humains de Diyarbakir attendent beaucoup de l’Union européenne pour que le respect des droits fondamentaux s’améliore dans leur pays. «Malheureusement, il n’y a toujours pas de projet concret de la part du gouvernement turc», regrette Yavuz Binbay. «Quant aux intellectuels kurdes, ils n’ont pas non plus de proposition claire: faut-il demander l’autonomie? Ou une fédération? Il y a aujourd’hui davantage de Kurdes qui vivent à Istanbul (cinq millions) que dans l’Est de la Turquie. Alors, à quoi servirait une autonomie? La solution passera sans doute par la création d’écoles de langue kurde, et aussi de langue arabe et des autres minorités ethniques présentes en Turquie.» Le gouvernement vient de présenter un projet de loi sur les minorités. Un espoir pour les Kurdes, qui pourront peut-être bientôt utiliser leur langue sans risquer un procès.