Le hall d’entrée de la tour est vide, pas âme qui vive. Il est dix heures du matin. Au premier étage, des murs décrépits cloisonnent un couloir étroit. Les portes sont alignées les unes après les autres. On se croirait plus dans une prison que dans un immeuble d’habitation. «On ne peut rien laisser dans le couloir, tout doit être dans les chambres», prévient Sandrine* sur le pas de la porte. Effectivement, toute la vie de Sandrine, depuis son arrivée en Suisse il y a six ans, est entassée dans 10m2, du sol au plafond. Aucun espace n’est laissé libre.
Une carte postale gît sur la table basse. On y découvre un paysage bucolique des Alpes suisses. Un couple se promène, avec en arrière-plan un train rouge des CFF qui traverse des montagnes. «J’ai reçu cette publicité des CFF pour avoir un demi-tarif, s’anime Sandrine. Une fois arrivée au guichet, on ne m’a pas laissé l’acheter, à cause de mon permis.» Bloquée à Lausanne, Sandrine passe ses journées à tuer le temps, puisqu’elle a l’interdiction de travailler.
D’autres se débrouillent comme ils peuvent pour trouver un travail, afin d’améliorer leur quotidien. «Le travail, c’est comme l’oxygène. Ne pas me laisser travailler, c’est m’asphyxier », confie Henry*, des larmes dans les yeux. Arrivé de la Côte-d’Ivoire, il vivote en Suisse depuis 2003. Nerveusement, il fouille dans la poche intérieure de son veston. Il sort son précieux permis N bleu et craquelé, un mouvement maintes fois répété. Puis pointe son doigt accusateur sur un groupe de mots : « Nationalité : Etat et continent inconnu. » Difficile pour lui de travailler avec une telle catégorisation, à son grand dam. Il a pourtant enchaîné les petits boulots depuis six ans, mais à chaque fois il a dû vite y mettre un terme. Impossible de trouver un travail stable.
«Je ne suis pas un bandit!», fulmine Henry. En plus d’avoir perdu son travail, il a été expulsé de la Tour-Grise il y a à peine une semaine. Fini la chambre numéro 15 au premier étage et le peu de liens qu’il avait tissés avec certain•e•s de ses voisin•e•s, dont Sandrine. Et pourtant, qui souhaiterait rester dans un tel endroit ? La Tour-Grise porte bien son nom. Un bloc de béton, carré et froid. Des dizaines de requérant•e•s d’asile débouté•e•s y sont parqué•e•s par l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM). Venu•e•s du Cameroun, d’Albanie, d’Afghanistan, d’Irak, du Sri Lanka ou de Somalie, les requérant•e•s s’y mêlent sur trois étages. Le confort est minimal, histoire qu’ils n’aient pas trop l’envie d’y rester.
Précarité
«C’est un scandale», assène Linda Gubler, du collectif Droit de rester: «Dans le canton de Vaud, plus de six cents personnes sont frappées de l’aide d’urgence, dont la moitié depuis plus d’une année déjà.» Depuis deux ans, le collectif se mobilise contre les conditions de vie dégradantes imposées aux migrant•e•s par la mise en œuvre de l’aide d’urgence.
Une tasse de café encore fumante dans la main, ce n’est pas Sandrine qui la contredirait. Une précarité qui ne se limite pas au périmètre de la Tour-Grise. Chaque sortie est un risque. Il y a peu, elle devait se rendre à une conférence en Valais avec des amis. Sur le quai de la gare, la police a effectué un contrôle. Ils l’ont amenée au poste, déshabillée et fouillée. Pour seul papier, elle possède sa décision d’octroi d’aide d’urgence. Il n’y a pas de photo dessus, difficile alors de prouver son identité. Malgré tout, il faut sortir, voir le monde extérieur au risque de devenir fou dans ce huis clos.
Il est d’ailleurs midi, l’heure de faire les courses, mais impossible de la suivre durant ces achats, ces maigres achats plutôt, juste de quoi survivre. «Même si tu vas à Denner, tu ne peux rien acheter à manger. Au mieux, on peut s’acheter une pizza. Mais je ne peux même pas la cuire, je n’ai pas de four. Mes repas se limitent à du café et du pain.» Chaque jour, Mimi reçoit 9 fr. 50 par jour, son seul revenu. Mais elle ne se plaint pas. A son arrivée en Suisse, sa demande d’asile a été rejetée avec, comme ultimatum, un délai de vingt-quatre heures pour quitter le territoire. Sans argent, elle a erré pendant une année dans les trains et les bus, en mendiant, la peur au ventre d’être arrêtée par la police. «J’ai même pensé à mettre fin à mes jours. Je sentais que ma vie n’avait plus de sens », confie-t-elle. Des vieux démons qui la poursuivent encore aujourd’hui, malgré le suivi par un psychologue. Et son cas n’est pas unique.
Mal-être
L’introduction de l’aide d’urgence a entravé d’autant plus l’accès aux soins pour les requérant•e•s d’asile débouté•e•s. «Le durcissement de la loi se traduit par une dégradation des conditions environnementales, ce qui a un impact sur la santé mentale des gens. Notre étude montre que 40% des personnes déboutées présentent un état dépressif grave. C’est énorme pour une population plutôt jeune!», constate le docteur Patrick Bodenmann, responsable de l’Unité des populations vulnérables à la Polyclinique médicale universitaire de Lausanne.
A l’extérieur de la Tour, la nuit tombe. Direction le hall d’entrée. Malgré le lieu, l’ambiance est loin d’être étouffante. On se croirait presque dans une fête entre voisin•e•s. Illusion. Chacun•e des « locataires » de la Tour-Grise risque à tout moment d’être expulsé•e de Suisse ou d’être déplacé•e dans un autre centre de l’EVAM. Une réunion organisée par le collectif Droit de rester commence. Pour tout éclairage, une ampoule vacille du plafond au bout d’un fil électrique décharné. La lumière est blafarde. La chaîne hi-fi ne marche pas, le courant n’est pas assez fort. La disco, ce n’est pas pour ce soir. Mais une vingtaine de requérant•e•s d’asile sont là et en profitent pour briser leur solitude dans cette Tour-Grise désincarnée et bétonnée. Mais pour quelle perspective de vie?
* Prénom d’emprunt