Rendez-vous compte, même les nôtres ne nous croyaient pas. Il n’y avait pas que les Serbes pour penser que ce n’était pas vrai! » Quelle douleur pour Sabahudin Salkovic. Les faits étaient pourtant déjà si clairs dans toute leur horreur. Ce 11 juillet 1995, sous les yeux de quatre cents casques bleus, Srebrenica tombe aux mains des forces bosno-serbes du général Ratko Mladic. Femmes et enfants sont évacué•e•s, et les hommes, par milliers, expulsés de l’enclave «protégée» par l’ONU. Huit mille d’entre eux seront exécutés. «Grâce à Dieu», il y aura des survivants. Ils rejoindront Nezuk, à 30 km de Tuzla, «leur» territoire. Quinze ans après, Sabahudi déroule la pellicule.
A Genève depuis 1997, il raconte ses sept jours d’errance «longs comme des années». Il a l’air presque serein, si ce n’est cette légère transpiration sur le front qui trahit le tourment refoulé. Il les voit encore eux, ceux qui sont «restés dedans».Sur l’infernal chemin, il a bien croisé d’autres hommes en fuite. Il a bien entendu tous ces crépitements de mitraillettes, ces explosions, ces cris. Il a bien vu tous ces blessés, ces morts. Mais comment imaginer ce qu’il apprendra plus tard, qu’ils étaient des milliers à être ainsi massacrés.
La réalité devient cauchemar et ce cauchemar est la réalité de ce juillet 1995. Fuite éperdue, chaotique, sans connaissance du terrain, rivières, forêts, collines, montagnes. Nulle part où se cacher. Un trou, là, «comme un petit canal», pour s’escamoter, un répit de quelques heures. Sans boire, si ce n’est cette eau stagnante, toxique. Sans manger, si ce n’est ces framboises cueillies dans ce village brûlé ou ces champignons qui trompent la faim. La faiblesse, l’épuisement, les hallucinations qui donnent l’impression de devenir fou. Avec lui, trois enfants qui se sont mis sous son aile et ne le quitteront pas. On ne sait plus qui veille sur qui. Eux aussi survivront «grâce à Dieu».
D'hier à aujourd'hui
Hier encore, à Srebrenica, tout le monde connaissait Sabahudin. Vous n’aviez qu’à demander «Suc», prononcé «Schutz». A vingt-quatre ans, il s’occupait du cinéma «Rocky».L’après-midi, il programmait des films pour les enfants, le soir c’était le tour des adultes, et pour les oiseaux de nuit, quelques films érotiques. La vie normale, pas tous les jours tendre et facile en ces temps de guerre, mais normale.
Ça défile dans la tête, ça revient comme un mauvais film. L’enregistreur, boîte noire, monstre froid, enregistre les mots de Sabahudin, pas l’indicible, pas les images intérieures. Le passé et le présent se confondent. Dans la pièce d’à côté, un bruit de tasses. C’est Adisa, l’épouse. Pour elle aussi, la vie continue, un jour après l’autre, mais en arrière-plan, son propre vide, son propre chagrin. Elle en dira quelques mots sobres, pudiques. La photo, là, sur le mur de cet appartement genevois, encore presque un enfant, c’est lui, le frère. Jeune à tout jamais.
Aujourd’hui, on cherche l’apaisement. «Je vis pour ma femme et mes enfants. Mais la vie parfois, c’est rien.» Cette nuit, Sabahudin a fait des cauchemars. Il se revoyait sur ce chemin qui l’a mené de Srebrenica à Tuzla. Et puis il pense encore à ses cent quatre «potes». Son groupe lorsqu’il était soldat. Tous morts. Alors lui, pourquoi est-il vivant? «Quelle vie c’est pour moi?»
Après huit ans, en 2005, il est retourné voir sa maison. Mais surtout pas pour y dormir. Impossible de rester. Son monde a disparu et aujourd’hui les Serbes sont majoritaires. Comment être là comme si de rien n’était?
Maintenant, chaque 11 juillet, il y va pour les commémorations. Mais déjà sur la route entre Srebrenica et le Mémorial de Potocari, il se sent mal. Alors il reste une heure et repart car il sent bien qu’il pourrait vomir. C’est «comme un film dans ma tête», répète-t-il. Encore et encore. Il ne traîne pas, rentre vite en Suisse, là où c’est désormais «chez lui».
Heureusement, maintenant au moins on ne met plus en doute la parole des survivant•e•s. Les multiples charniers, s’il en était besoin, confirment l’ampleur du crime. De plus en plus de Bosniaques viennent aux célébrations annuelles. Des Serbes aussi commencent à faire le déplacement. Petit à petit, ils ouvrent les yeux sur la réalité de ce massacre. En 2005, lors de la marche symbolique sur « le chemin » dans le sens du retour Nezuk – Srebrenica, il y avait 600 personnes, 2400 en 2008 et 4600 en 2009, venant de toute la Bosnie et de l’étranger. A leurs côtés, solidaires, des «internationaux» de France, Suisse, Pologne, Hollande, Italie, Espagne…
Scepticisme des victimes
Son pays, la Bosnie, Sabahudin n’y croit plus. «Personne ne nous a aidés. Personne. Rien.» Il fait un geste comme pour chasser une mauvaise pensée. Agacement, colère, déception, découragement? Un brin de tout sans doute. «Notre propre gouvernement rigole de nous. Il s’en fiche. Tout le monde s’en fiche, même les compatriotes.»
Pour sa part, le gouvernement serbe a reconnu récemment sa responsabilité dans le massacre. Il a présenté ses «excuses» aux familles des victimes, sans toutefois prononcer le mot «génocide». C’est un progrès, mais pour la victime, «ce sont des rigolos. Ils se moquent de nous et c’est politique tout ça. Ils reconnaissent mais ils ne veulent pas accepter.» Quant à la justice dite internationale, Sabahudin ne se berce pas d’illusions, pour lui c’est aussi un jeu politique. «Regardez, cet homme qui a avoué avoir tué mille cinq cents personnes, oui, il l’a dit lui-même, mille cinq cents personnes! Vous savez à combien il a été condamné ? A cinq ans de prison. Qu’est-ce que c’est cinq ans pour un crime pareil? C’est la justice ça?» Révolte sourde, dégoût, amertume: «Je ne comprends pas, pour moi, ce n’est pas la justice. Mais bon, tout de même, c’est vrai que c’est mieux que rien. »
Faire la vérité? Un procès à l’ONU pour les assassinés de Srebrenica? Aux casques bleus présents au moment du désastre? « Non, c’est rien tout ça. En 1993, c’était pire et on n’en parle pas. Pourquoi? C’est la faute de l’Union européenne. Elle a facilité l’entrée des Serbes dans Srebrenica. Elle a laissé tomber Srebrenica pour des raisons politiques.»
Et l’homme est traversé par une idée effarante, effrayante, effroyable: « Nous avons été instrumentalisés. On a voulu faire une expérience avec nous. Combien de temps allions-nous tenir? Sans manger, sans boire, en fuite. Oui, peut-être qu’ils ont voulu encore un génocide pour finir le siècle…»
Il se fait tard en ce samedi de printemps 2010 à Genève. Quinze ans ont passé. Un passé qui ne passe pas. Adisa est venue s’asseoir et sert le café à la mode de chez elle. Comme on l’aime sur les terrasses de Srebrenica, de Tuzla, de Sarajevo. Son mari allume une cigarette. Leur petit garçon s’impatiente. Il voudrait bien «récupérer» son papa qui lui a promis de l’emmener pêcher. «Je vis pour ma femme et mes enfants», disait Sabahudin Salkovic.