MAGAZINE AMNESTY «On me prend pour un fou»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°61, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2010.
Initiative lancée par la Suisse en 2008 à l’occasion du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’« Agenda pour les droits humains » élabore des pistes de réflexion pour améliorer la protection des droits humains. Au programme : la création d’une cour mondiale des droits humains initiée par Manfred Nowak, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture. Rencontre avec un idéaliste, pas si fou que cela.

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AMNESTY : Le projet d’une cour mondiale des droits humains est un pas important sur la voie de la protection des victimes. Pensez-vous que cette idée soit réaliste et que les Etats membres de l’ONU vont la suivre?


Manfred Nowak
: Lorsque je parle de la Cour mondiale des droits humains avec des gouvernements ou des officiels, ils ont tendance à me prendre pour un fou. Cette idée leur semble totalement révolutionnaire et irréaliste, alors qu’elle n’est pas nouvelle. Il faut revenir aux années 1940, lorsque le système international de protection des droits humains a commencé à se développer. En 1947, l’Australie avait proposé la création d’une cour internationale des droits de l’homme afin de garantir aux victimes de violations des droits humains un moyen de recours et de réparation efficace. Mais une fois la guerre froide commencée, tout développement des mécanismes de renforcement des droits humains a été gelé et s’est réduit à des compromis minimaux.


Pourquoi cette idée aurait-elle plus de chance de se concrétiser maintenant ?


Le processus va prendre plusieurs années, mais je pense que c’est une idée si convaincante que, dans le moyen ou le long terme, elle sera reprise par les gouvernements. C’est une évolution normale du système international de protection des droits humains. Souvenez-vous, au début il n’y avait que la Commission des droits de l’homme, puis la Cour européenne des droits de l’homme et finalement, en 1998, la création de la Cour pénale internationale (CPI). Dans le cadre de cette évolution naturelle, je suis confiant que, dans les prochaines années, notre projet d’une cour mondiale des droits humains sera adopté et deviendra une réalité, comme la CPI.


Ne pensez-vous pas plutôt que le manque de respect des droits humains résulte d’une absence de volonté politique plutôt que du manque d’un nouvel instrument de justice internationale ?


Bien sûr, mais il est nécessaire d’avoir une combinaison des deux. On constate effectivement un manque de volonté politique, chez certains gouvernements, d’améliorer les droits humains, mais sans les Etats, la protection des droits humains n’existerait pas. Il y aura toujours une tension et cette contradiction est le moteur de l’évolution de ce système de protection. Vous aurez toujours des violations, mais en même temps, certains Etats agissent pour améliorer la situation et créer des obligations internationales et des organes de contrôle internationaux qui auront comme mission de surveiller les plaintes contre les Etats.


La proposition de créer une cour mondiale des droits humains peut-elle être perçue comme une critique à l’encontre de la Cour pénale internationale, qui ne fonctionne pas suffisamment bien ?


Non, pas du tout. Je pense que ce sont deux problématiques totalement différentes. La CPI est une cour pénale qui a le pouvoir et le but de juger les personnes qui commettent les crimes les plus sérieux, comme les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. La Cour mondiale des droits humains interviendra lors de litiges entre des victimes et un gouvernement ou des acteurs non étatiques. Le fonctionnement est très similaire à celui de la Cour européenne des droits de l’homme. Le but de cette cour est de rendre responsables les gouvernements pour des violations des droits humains et les obliger à fournir aux victimes des réparations financières ou autres.


Comment financer une telle institution ?


A l’image de la CPI, la Cour mondiale des droits humains sera une institution qui coûtera très cher, et ce sont les Etats qui vont devoir la financer. Les trois principaux objectifs de l’ONU sont la sécurité internationale, le développement et les droits humains. Et si nous comparons, bien plus d’argent est investi dans la sécurité internationale et des activités de développement que dans les droits humains. Chaque institution coûte de l’argent. Mais je pense que dans le cas de la Cour mondiale des droits humains, il sera investi à bon escient.


Cette institution pourra-t-elle demander des comptes aux entreprises ?


Pour le moment, nous avons énormément de problèmes pour rendre responsables de violations des droits humains des acteurs non étatiques comme les ONG, les organisations internationales et les entreprises. Pendant longtemps, nous pensions que seuls les Etats avaient des obligations et commettaient de telles violations. Mais dans une société globalisée, les Etats privatisent, délèguent et délocalisent de plus en plus leurs actions. Comment rendre responsable ce type d’acteurs alors qu’aucun traité n’a été ratifié à ce sujet ? Pensez aux entreprises transnationales qui violent les droits humains, comme Shell au Nigeria. Nous ne pouvons réclamer des comptes à Shell que d’une manière indirecte, en disant que le gouvernement nigérian n’a pas fait assez pour stopper les violations exercées par Shell sur la population locale. Le cas de Shell n’est pas isolé. La Cour mondiale des droits de l’homme pourrait fournir à ces victimes un moyen de défendre leurs droits. Dans le cas de la prison d’Abou Ghraïb en Irak, selon les témoignages de victimes de torture que j’ai pu recueillir, la pire des tortures était le fait des agents de sécurité privés. Quand un Etat privatise la sécurité, c’est toujours lui qui est responsable. La cour pourrait ainsi tenir la compagnie de sécurité pour responsable en utilisant le principe de due diligence, à savoir la responsabilité de l’Etat de s’assurer que des mesures figurent dans la loi et soient appliquées.