Le désespoir et l’anxiété transparaissent sur les visages de nombreuses femmes vivant dans les bidonvilles et les zones pauvres de Nairobi. Dans ces zones dites sensibles, les habitant·e·s côtoient les gangs, les drogué·e·s et les prostituées. un quotidien marqué pour les femmes et les jeunes filles par l’insécurité et la criminalité: violences verbales, agressions et viols. Face à un Etat inefficace – quand il n’est pas absent –, plusieurs lieux d’accueil, comme le centre de femmes Euphrasia, ont décidé d’agir pour prendre en charge les victimes de ces violences. « Les femmes et les jeunes filles qui vivent dans notre centre ont un besoin vital de retrouver confiance en elles et l’espoir de vivre. Pour cela, nous essayons de les encadrer et de les soutenir », confie Violet Mbae, psychologue et assistante sociale.
Fondé par la congrégation des sœurs du Bon Pasteur en 1990, ce centre essaie de venir en aide à ces femmes privées de leur dignité. Situé à quatre kilomètres du centre ville de Nairobi, dans la périphérie de la zone industrielle, il accueille près d’une cinquantaine de femmes violentées. Il offre également hospitalité à celles qui sont vulnérables en raison de la misère et de la pauvreté. La plupart d’entre elles n’y restent qu’une journée ou une nuit, mais celles qui sont gravement menacées et sous surveillance des organismes de protection des femmes battues y séjournent plus longtemps. Les plus fragiles psychologiquement, c’est-à-dire celles qui ont été frappées, y restent au moins six semaines. Il en va de même pour les femmes victimes d’autres formes de violence : prostitution, harcèlement sexuel, violence politique, banditisme, drogue, etc.
« Durant leur séjour au centre, nous les assistons moralement et matériellement. Nous les aidons à retrouver leur dignité, ajoute Violet Mbae. Je me battrai jusqu’à ce que justice soit rendue pour toutes ces femmes. Je ne me tairai jamais tant que les auteurs de ces crimes ne seront pas arrêtés et punis », s’indigne-t-elle. En effet, les auteurs de violence envers les femmes sont rarement poursuivis au Kenya.
Responsabilités de l’Etat
Cette situation d’insécurité et de violence à l’égard des femmes dans les bidonvilles de nairobi a été aussi constatée et dénoncée par Amnesty International. Dans un rapport publié en juillet dernier, l’organisation affirme que la situation des femmes est devenue intenable : la peur des agressions fait qu’elles deviennent des prisonnières dans leurs propres foyers. Cette situation est aggravée par l’accès limité aux installations sanitaires publiques. En effet, seuls 24% des habitant·e·s des quartiers informels de Nairobi ont des toilettes à la maison. Les autres doivent recourir à des installations communes, dont le nombre insuffisant les conduit à parcourir de longues distances pour s’y rendre. Ainsi, la nuit, les femmes ont trop peur de sortir de chez elles pour utiliser des toilettes communes, relève Godfrey Odongo, responsable de l’Afrique de l’Est à Amnesty International :« Elles ont besoin de plus d’intimité que les hommes lorsqu’elles vont aux toilettes ou se lavent. Or, les installations étant très difficiles d’accès, elles sont exposées aux viols, ce qui les incite à rester cloîtrées chez elles. »
Dans ces zones sensibles de Nairobi, les femmes n’ont pas d’autre choix que celui des «toilettes volantes»: l’utilisation d’un sac plastique lancé hors de la maison pour se débarrasser des excréments, aggravant ainsi les conditions sanitaires déjà déplorables des bidonvilles.
Le rapport d’Amnesty International rend le gouvernement kenyan responsable de cette situation. Pour montrer les défaillances et l’irresponsabilité de l’Etat en matière de sécurité et de prévention de la criminalité, le rapport donne pour exemple le cas de Kibera, le plus grand bidonville de Nairobi. Bien qu’habité par un million de personnes, il n’y a aucun poste de police. Les femmes victimes de violence n’ont donc pratiquement aucune chance d’obtenir justice.
« Le fossé est énorme entre ce que le gouvernement s’engage à faire et ce qui se passe chaque jour dans les bidonvilles, déplore Godfrey Odongo. Les politiques kenyanes au niveau national reconnaissent le droit à des installations sanitaires et il existe diverses lois et normes. Cependant, les bidonvilles et les quartiers informels ayant été mis de
côté pendant des décennies, les lois et règlements en matière d’urbanisme n’y sont pas appliqués. Ces lois restant lettre morte, les propriétaires et les bailleurs dans ces quartiers ne sont pas inquiétés même s’ils ne fournissent ni toilettes ni douches à leurs locataires. »
Violée à seize ans « C’était en janvier 2005. Mon père, qui travaillait à Nairobi, est venu la nuit en état d’ébriété à la maison en l’absence de mon frère et de mes soeurs. Il a commencé à me tabasser et m’a demandé de faire à manger. Soudain, il m’a sauté dessus et m’a violée. Quand mon frère est rentré, il m’a trouvée en pleurs et en sang. Il m’a demandé ce qui s’était passé, mais c’était impossible de le lui dire. »Trois ans plus tard, Brigitte décide de vivre chez sa tante, par honte et pour échapper aux moqueries des voisins. « On vivait à quatre : moi, ses deux enfants et l’enfant de sa grande sœur. Comme ma tante ne parvenait pas à nous nourrir, elle nous a forcés à aller chercher par tous les moyens possibles de quoi manger. Je n’avais pas le choix, de peur de mourir de faim ou d’être renvoyée. Tout près de la maison, un commerçant m’a promis de me donner régulièrement et gratuitement des vivres. Mais un jour, il m’a demandé de payer, avec autre chose que de l’argent. Quand je suis allée chez lui, il m’a violée. Quand ma tante a appris que j’étais enceinte, elle m’a expulsée immédiatement de sa maison. » Depuis, Brigitte essaie de se reconstruire au centre Karibu. « Depuis que j’y suis arrivée, je me sens beaucoup mieux. Les sœurs et Violet Mbae m’ont beaucoup aidée. Je suis parvenue à parler de mon histoire et à accepter ce qui m’était arrivé sans culpabiliser », ajoute Brigitte, qui n’arrive quand même pas à terminer son récit sans verser de larmes.
Article paru dans le magazine AMNESTY, n°62, publié par la Section suisse d’Amnesty International, septembre 2010.