MAGAZINE AMNESTY Salil Shetty Un destin tout tracé

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°62, publié par la Section suisse d’Amnesty International, septembre 2010.
Salil Shetty est devenu, le 1er juillet dernier, le nouveau Secrétaire général d’Amnesty International. Engagé depuis plusieurs années dans la lutte contre la pauvreté et pour les droits humains, il revient sur les défis qui attendent l’organisation dans les années à venir. Interview.*

Salil Shetty: « L’un des principaux aspects qui m’ont incité à rejoindre Amnesty International est l’existence de 2,8 millions de membres qui peuvent faire pression depuis la base de la société. » © AI

Amnesty: Qu’est-ce qui a fait de vous un militant? Y a-t-il eu un moment clé de votre vie qui vous a incité à passer à l’ac­tion en participant au travail d’une ONG?

Salil Shetty : Etant donné l’environne­ment familial dans lequel j’ai grandi, il eut été étonnant que je fasse autre chose !

Ma mère était avocate et très impliquée dans le mouvement des femmes ; mon père est journaliste et participe active­ment au mouvement dalit [intouchables]. Chez moi, c’était le siège de plusieurs mouvements, un lieu accueillant pour toutes sortes de militants. nos lignes

téléphoniques étaient constamment sur écoute, des policiers rôdaient devant la maison et mon père a été arrêté plusieurs fois. J’ai grandi en Inde au cours d’une période très tumultueuse. En 1976, l’état d’urgence a été décrété, les droits ont été restreints et cela a suscité une vague de militantisme chez les journalistes, les étudiants, les artistes et de nombreux autres citoyens et citoyennes de mon pays. Les personnes qui ignorent mon histoire pourraient supposer, connais­sant mon travail sur la pauvreté, que je viens d’un milieu où l’on défendait les droits économiques, sociaux et culturels, mais cela m’est en fait venu bien plus tard. Mon point d’entrée dans ce type de travail est davantage lié aux droits civils et politiques.

 

En 2003, vous avez été nommé direc­teur de la Campagne du Millénaire des Nations unies, qui avait pour vocation d’inciter la population et les institutions du monde entier à soutenir les objectifs du Millénaire pour le développement. Quelles ont été les principales difficul­tés et réalisations de cette campagne ?

Je pense que les efforts déployés par cette campagne pour mobiliser les gens afin qu’ils agissent collectivement sur les objectifs du Millénaire pour le dévelop­pement ont eu un impact considérable. De réels progrès ont été accomplis ; par exemple, de la part des pays riches, l’aide internationale a battu des records entre 2003 et 2008, et quelque trente-cinq pays ont vu leur dette annulée. on ne peut mettre tout cela sur le compte de la campagne – le mouvement en faveur de l’an­nulation de la dette, par exemple, existe depuis longtemps –, mais elle a apporté sa pierre à l’édifice. Et, surtout, nous avons constaté des progrès très concrets dans la vie des personnes pauvres dans les pays en développement : une forte réduction de l’extrême pauvreté, une amélioration de l’accès à l’eau et la sco­larisation d’environ quarante millions d’enfants supplémentaires. En ce qui concerne les difficultés, il n’est pas facile pour les nations unies d’amener les gou­vernements à rendre des comptes. nous avons dû réaliser un équilibre malaisé pour parvenir, à faire des choses qui sont parfois politiquement délicates.

 

Les efforts pour lutter contre la pauvreté sont au cœur de votre travail depuis au moins trois décennies. A votre avis, que peut apporter la perspective d’Amnesty International, axée sur les droits humains, à la campagne contre la pauvreté?

toutes les organisations d’aide au déve­loppement se sont mises à parler de déve­loppement fondé sur les droits, mais de façon assez vague, à mon avis. Amnesty International est déjà présente sur cette question et la tâche qu’elle entreprend est, à l’inverse, d’essayer de comprendre comment la notion de droits peut s’appli­quer au développement. La distinction entre les droits écono­miques, sociaux et culturels, d’une part, et, d’autre part, les droits civils et poli­tiques n’est pas très utile d’un point de vue pratique. Ce sont les mêmes personnes dont les droits de tous types sont bafoués. Souvent, ces notions se super­posent ; de plus, les personnes touchées constituent la majorité de la population mondiale. Si vous prenez, par exemple, certains domaines que je connais très bien – pauvreté, éducation, santé, eau –, nous constatons souvent que le princi­pal obstacle qui empêche les personnes privées de ces droits d’en bénéficier est le manque d’information. or, le droit à l’information entre dans la catégorie des droits civils et politiques. Amnesty Inter­national pourrait s’intéresser à ces élé­ments qui, sans être peut-être des droits sociaux et économiques à proprement parler, ont une influence très directe sur la concrétisation de ces droits. Je pense que nous devons trouver des moyens de relier ces deux domaines de façon beau­coup plus systématique.

 

Comment voyez-vous le rôle des ONG, petites ou grandes, et des militant·e·s ?

Je préfère parler d’organisations popu­laires et de mouvements populaires. Dans mon travail, il est évident que ceux qui changent réellement les choses sont les simples citoyens qui militent pour que quelque chose se passe. La plu-part des obstacles rencontrés lorsque nous traitons l’une de ces questions ne sont pas techniques mais politiques, et pour obtenir un changement politique, la seule façon, c’est que des personnes s’organisent, fassent entendre leur voix et exercent une pression. Ce militan­tisme, cette action partant de la base est au cœur de tout changement. L’un des principaux aspects qui m’ont incité à rejoindre Amnesty International est l’existence de 2,8 millions de membres qui peuvent faire pression depuis la base de la société. Si cette force n’existait pas, l’un des plus solides fondements de la légitimité d’Amnesty International serait ébranlé, ce qui explique que mon intérêt soit centré là-dessus.

 

Quelles sont vos réflexions et vos attentes en tant que nouveau Secrétaire général d’Amnesty International ?

Je suis personnellement enthousiasmé de rejoindre l’organisation. Ce que j’ai vu jusqu’à présent est très encourageant. Au bout du compte, les organisations sont composées de personnes. Ce sont les per­sonnes qui font tourner l’organisation. Partout où je me suis rendu au cours de mes voyages, j’ai entendu parler de la qualité de l’argumentation, des analyses et des recherches ; d’ailleurs, c’est une appréciation dont continuent à me faire part des personnes extérieures. Et c’est bel et bien l’association de ces deux élé­ments qui fait finalement la différence : le pouvoir des personnes et le pouvoir d’une bonne argumentation – nous devons simplement trouver un moyen de combiner les deux pour atteindre des objectifs clairement définis. notre mission, dans sa forme la plus simple, consiste en cela.

* Interview publiée dans le numéro de juillet 2010 du Fil, édité par le Secrétariat international d’Amnesty.