MAGAZINE AMNESTY Soudan Les services secrets font la loi

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°62, publié par la Section suisse d’Amnesty International, septembre 2010.
Arrestations arbitraires, torture et enlèvements sont des pratiques courantes au sein des forces de sécurité soudanaises. De passage à Genève, Ali Agab, juriste militant pour la paix et conseiller d’un réseau de lutte contre la torture, décrit la situation alarmante qui règne dans son pays.

Ali Agab © DR

 

 

 

 

Amnesty : En avril dernier, le président sortant Omar el Béchir a été réélu. Depuis, comment la situation a-t-elle évolué en ce qui concerne les droits humains ?

Ali Agab : Les gens s’attendent toujours à ce que l’élection d’un gouvernement change quelque chose. Mais ce n’est pas le cas au Soudan. Le gouvernement qui a été reconduit est exactement le même qu’avant. Du reste, ces élections n’ont été organisées que parce que le traité de paix de 2005 avec le Sud-Soudan l’exigeait. Entre la signature du

traité et les récentes élections, de nombreuses réformes auraient dû avoir lieu : réforme de la constitution, réforme des instances judiciaires, démocratisation et tenue d’élections libres. Le gouvernement savait qu’il perdrait s’il remplissait toutes ces conditions. Raison pour laquelle il a combattu avec succès tous les changements réclamés par les citoyens. Les revendications de la population concernaient avant tout le pouvoir du service de sécurité de l’Etat, le Service national de la sûreté et du renseignement (nISS).

Deux mois avant l’élection, le gouvernement a instauré une nouvelle loi sur les forces de sécurité. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit du Security Forces Act, contre lequel les citoyens avaient protesté, car il autorisait les forces de sécurité à détenir une personne pendant neuf mois sans chef d’accusation ni procédure judiciaire. Le gouvernement a simplement ramené cette durée à quatre mois. Tout le reste n’a pas changé. Pourtant, ce qui est fondamental, c’est que quelle que soit la durée de la détention – un jour ou un mois – elle doit se dérouler dans le cadre du droit, sous la surveillance des instances judiciaires. Ces éléments cruciaux n’ont pas été pris en compte. Les forces de sécurité continuent à violer les droits humains. La torture s’effectue à huis clos, même les gardiens ne savent rien de ce qui se passe en coulisses.

Pourquoi ces actes de cruauté sont-ils si répandus au Soudan qu’on va jusqu’à parler d’une culture de la barbarie ?

Les gens qui gouvernent ce pays n’ont pas été élus, ils ont pris le pouvoir par un coup d’Etat en juin 1989. En tant qu’islamistes fondamentalistes, ils étaient minoritaires, et pour asseoir leur domination, ils ont commencé par faire régner la terreur : chacun peut en tout temps être arrêté et torturé. De nombreuses personnes ont été tuées. Le pouvoir contrôle aussi les médias, ainsi que toutes sortes d’organisations et de groupuscules. Il n’a pas de programme convaincant lui assurant une légitimité dans la population et doit donc s’appuyer sur des gens qui le soutiennent uniquement parce qu’il sert leurs intérêts personnels. La corruption est telle que même le gouvernement n’arrive plus à la contrôler. Lorsque des conflits ont éclaté dans le Sud et au Darfour, il n’avait pas les moyens de négocier. Ce n’est pas dans ses habitudes de partager les ressources et le pouvoir, et de reconnaître que les êtres humains ont des droits.

Depuis que la charia a été instaurée au Soudan, la situation est devenue particulièrement difficile pour les femmes.

Afin de pouvoir contrôler encore plus étroitement les femmes, le gouvernement a édicté le Public Order Act (loi sur l’ordre public), qui traite du comportement et de l’habillement considérés comme immoraux. Mais cette loi ne donne aucune définition de la morale censée être appliquée. Le danger est que la police invoque n’importe quel critère moral de son cru pour arrêter quelqu’un dans l’arbitraire le plus complet. La femme doit alors comparaître devant un tribunal et se défendre elle-même. Cela va à l’encontre de la constitution du Soudan, qui commande le respect de la diversité des cultures. Le gouvernement va jusqu’à considérer comme obscène une femme portant un pantalon, alors que pour la majorité de la population, cette manière de se vêtir est parfaitement normale. Il s’agit uniquement d’opprimer les femmes pour mieux contrôler la vie publique. De nombreuses personnes ont tellement peur d’être arrêtées qu’elles préfèrent rester chez elles et ne sortent plus jamais en famille. Le gouvernement contrôle ainsi la rue. Les gens sont soumis à des pressions psychiques constantes, qui font régner un climat de terreur.

En janvier 2011, un référendum aura lieu sur l’indépendance du Sud du pays. Mais le Nord ne laissera pas les ressources pétrolières du Sud lui échapper aussi facilement…

Depuis l’indépendance du Soudan en 1956, le Sud et le nord du pays sont en guerre. Ce sont les populations du Sud qui en ont le plus souffert. Elles ont donc le droit de décider si elles veulent devenir indépendantes. Les gisements pétroliers suscitent d’âpres controverses. Le régime ne peut pas soumettre les rebelles du Sud, le SPLM (Mouvement populaire de libération du Soudan), à sa volonté, car il est lié à l’accord de paix, et le Sud a gagné en force et en indépendance. Le SPLM n’est cependant pas assez établi dans le Sud pour se passer de l’aide du gouvernement. Le Sud a du pétrole, mais aucune infrastructure. on s’arrange donc avec un compromis permettant au gouvernement de continuer à exploiter une partie du pétrole. une politique qui ressemble au jeu du chat et de la souris.

Un oui au référendum pourrait-il contribuer à une amélioration de la situation des droits humains et initier un processus de démocratisation ?

Cela dépendra du soutien de la communauté internationale. Après vingt ans de guerre, le pays a perdu toute conscience de ce que sont les règles, les lois, l’administration civile. Le Sud a besoin d’aide pour se doter d’infrastructures et d’instances de sécurité, car certaines personnes n’attendent que le moment propice pour reprendre les armes.