La sensation est troublante: la porte de la cellule à peine ouverte, on est aspiré dans un univers rose. A l’intérieur, seuls le radiateur et les WC échappent à cette déferlante colorée. Pendant quelques secondes, on se sent presque comme Alice pénétrant par la petite porte dans le monde des merveilles. Avant de redescendre sur terre tout aussi rapidement au souvenir que ces 16m2 spartiates accueillent des personnes en détention préventive. «Des travaux devaient de toute manière être entrepris à Bienne et les cellules devaient être repeintes. Nous avons eu connaissance d’articles selon lesquels cette couleur aurait un effet calmant et avons décidé de tenter l’expérience», explique Rose-Marie Comte, porte-parole de la police cantonale bernoise. Depuis le mois de mai, les détenus défilent dans les quatre cellules repeintes de cette couleur pour une durée maximale d’incarcération de vingt-quatre heures. Mais pour l’instant, il est difficile d’évaluer l’impact réel de cette couleur: selon Rose-Marie Comte, le recul manque.
Bienne n’est pas la seule à avoir tenté cette expérience. La prison de Pfäffikon dans le canton de Zurich a été la première à importer cette pratique américaine. Avant elle, aucune prison en Europe n’avait franchi le pas. Depuis trois ans, les détenus les plus violents et agressifs y sont enfermés dans les deux cellules roses du quartier de haute sécurité. La plupart d’entre eux ne passent pas plus de deux jours derrière les portes 301 et 303. Assez pour les calmer? «L’effet n’a pas encore été évalué. Mais nous avons surtout eu des expériences positives avec ce type de cellules», explique Kerstin Koch, porte-parole du Département de la justice du canton de Zurich. Aucune agression contre les gardiens n’est à relever, contrairement au climat habituellement tendu de ce quartier. Un avis contredit par une personne travaillant dans le milieu carcéral, qui préfère garder l’anonymat: selon elle, certains détenus deviennent parfois très agités, une fois mis dans ce type de cellule, développant une sorte de réaction «allergique» à cette teinte.
Mais quel est donc le secret de ce rose? Comment expliquer que des détenus violents soient apaisés par ce décor de maison de poupées? «Même si une personne essaie de s’énerver ou de devenir agressive, c’est impossible de le faire en présence de cette couleur. Celle-ci réduit le rythme cardiaque, la pression sanguine et les pulsations (…). C’est une couleur tranquillisante qui sape votre énergie», conclut Alexander Schauss, directeur de l’American Institut for Biosocial Research (Institut américain de recherche biosociale) à Tacoma, Washington, dans son étude sur les effets du rose sur les comportements agressifs de détenus. En 1979, il réussit à convaincre les commandants Miller et Warden Gene Baker du Centre correctionnel de l’armée de mer américaine de Seattle de peindre des cellules en rose. Non sans mal: difficile de faire passer cette expérience dans le monde viril de l’armée. Pour les remercier d’avoir finalement accepté, Alexander Schauss donne leurs noms à son rose, le Baker-Miller-Pink. Selon le rapport délivré à l’armée de mer après 156 jours d’expérimentation, «il n’y a eu aucun cas de comportement agressif et criminel». Une exposition d’à peine quinze minutes à cette couleur suffisait à réduire l’agressivité des détenus pendant trente minutes au moins, rendant ainsi plus faciles les tâches du personnel. Actuellement, ce rose est surtout utilisé aux Etats-Unis dans les écoles pour enfants hyperactifs, dans les prisons et les hôpitaux psychiatriques.
Au tour de Neuchâtel?
Si le rose semble calmer à court terme, son utilisation soulève des interrogations: «Ce que je ressens avec cette question du rose, c’est à nouveau un éloignement du quotidien et de la normalité», s’exclame Jean-Pierre Restellini, médecin et juriste genevois, président de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) en charge d’inspecter les lieux de privation de liberté en Suisse. «Personne, à l’exception peut-être d’une jeune fille adolescente, n’a l’idée de peindre sa chambre de cette couleur. On crée un espace artificiel, alors que ces détenus ont surtout besoin d’être réinsérés dans la réalité. Si nous voulons travailler dans une perspective de resocialisation, de réhabilitation, il ne faut surtout pas contribuer à les mettre dans un milieu extraterrestre.»
Certains experts des questions pénitentiaires considèrent ces cellules roses comme un phénomène bien anecdotique au regard de problèmes plus cruciaux. «N’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire que de peindre des cellules en rose, alors même que les prisons sont surpeuplées?», s’interroge André Kuhn, professeur de criminologie et de droit pénal aux Universités de Lausanne et de Neuchâtel. «Cela fait longtemps qu’on a abandonné, dans le monde médical, l’idée selon laquelle la pénicilline pouvait guérir toutes les maladies, mais dans le droit pénal, on continue à croire que la prison devrait pouvoir guérir tous les maux sociaux.» La prison est considérée comme la peine ordinaire, d’où une surpopulation carcérale qui atteint des proportions inégalées: à la prison de Champ-Dollon dans le canton de Genève, six cents détenus s’entassent dans des cellules prévues pour cent cinquante-sept personnes. Une surpopulation présente dans la plupart des prisons suisses. Selon les chiffres 2009 publiés par l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre de détenus dans les prisons suisses a encore augmenté l’an dernier et dépassé, pour la deuxième fois en dix ans, la barre des six mille détenus en Suisse.
Face à ce problème de surpopulation carcérale, est-il vraiment urgent de peindre des cellules en rose? Des cantons romands semblent le penser: dans le cadre de la réforme de son système pénitentiaire, le canton de Neuchâtel envisage la possibilité de peindre une cellule du quartier disciplinaire de l’établissement La Promenade à La Chaux-de-Fonds et de l’établissement d’exécution des peines Bellevue à Gorgier. «Nous avons mandaté le bureau d’architecture responsable des transformations de nos structures pénitentiaires pour qu’il fasse une étude sur cette couleur», explique Benjamin Brägger, chef du service pénitentiaire neuchâtelois. «Ce qui est sûr, c’est qu’il est exclu de peindre systématiquement des secteurs de cette couleur. Cette démarche ne devrait concerner que des cas très isolés et avec un cadre réglementaire très clair et très limité.»
Tous les détenus n’auront donc pas l’occasion de se prendre pour Alice au pays des merveilles…
Menottes et culottes roses
Aux Etats-Unis, le rose est utilisé depuis une trentaine d’années dans les établissements pénitentiaires. Un shérif, Joe Arpaio, en a même fait sa marque de fabrique. Dans ses prisons du comté de Marioca en Arizona, les 5500 détenus doivent porter des sous-vêtements de cette teinte: chaussettes, caleçons, maillots de corps. Y compris les serviettes de bain sont rose bonbon. Motif invoqué: éviter que les détenus fassent commerce de leur caleçon une fois sortis de prison. Mais Joe Arpaio ne s’en cache pas, c’est surtout pour les humilier qu’il agit ainsi: «Quelle est la couleur qu’un détenu déteste le plus? Et là, le rose m’est venu tout de suite à l’esprit. Alors j’ai commandé sept mille caleçons roses pour hommes. Et c’est comme ça qu’aujourd’hui mes gars, mes plus grosses brutes, portent tous des dessous roses», explique-t-il sur son site internet www.pinkunderwear.com. Depuis plusieurs mois, plus besoin d’être une grosse brute pour porter ces sous-vêtements. Il suffit d’un clic de souris pour acheter un caleçon rose à quinze dollars avec sur la cuisse gauche le logo du bureau du shérif et sur la cuisse droite sa signature. Pour les fans: les menottes couleur Barbie sont au même prix.