Dans les provinces du Nord et du Nord-Ouest, l'eau a reflué, mais en aval, les habitant•e•s des privnces du Sindh et du Balouchistan ont toujours besoin de secours. © AI
Dans les provinces du Nord et du Nord-Ouest, l'eau a reflué, mais en aval, les habitant•e•s des privnces du Sindh et du Balouchistan ont toujours besoin de secours. © AI

MAGAZINE AMNESTY Pakistan Réveil difficile pour le Pakistan

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°63, publié par la Section suisse d’Amnesty International, novembre 2010.
Le Pakistan se relève difficilement des inondations qui l’ont frappé. Au-delà de la catastrophe naturelle, c’est tout le pays qui vacille. Décryptage avec Muhammad Ziauddin, journaliste et éditeur en chef de l ’Express Tribune.

AMNESTY : Une reconstruction est-elle possible après les inondations ?

Muhammad Ziauddin: il faudra sans doute des décennies pour que le Pakistan puisse se remettre de ce désastre. tout dépendra des fonds qui seront injectés pour la reconstruction. selon une évaluation de la Banque Mondiale et de la Banque asiatique du développement, les inondations ont causé des dommages s’élevant à 9,7 milliards de dollars. Le coût au niveau social est tout aussi énorme. Les sources de revenus des familles ont été sérieusement touchées. Les écoles et les hôpitaux dans les régions frappées par les inondations ont été massivement endommagés, sans compter que les enseignants et les médecins ont dû fuir vers des lieux plus sûrs. dans les provinces du nord et du nord-Ouest, l’eau a reflué, mais en aval, les provinces du sindh et du Balouchistan se trouvent toujours dans une phase d’aide et de secours.

Quel impact ont eu ces inondations sur la situation politique déjà fragile du Pakistan ?

Elles n’ont pas provoqué de changement durable. Bien entendu, il y a eu des protestations et des critiques à l’égard du gouvernement à cause de sa réaction tardive et inadéquate aux inondations, mais aucun autre parti politique ou groupe qui aurait pu prendre avantage au niveau politique n’a remis en question la légitimité du gouvernement. Les groupes religieux conservateurs n’en ont pas non plus profité. seule une poignée d’entre eux, fortement médiatisés, ont été vus en train d’aider les victimes.

A ce propos, à quel point les mouvements extrémistes sont-ils enracinés au Pakistan?

Aujourd'hui, les madrasas, dirigées par diverses écoles de pensée islamique et financées par l'ISI, le service de renseignement du Pakistan, sont les principaux lieux de «production» d'extrémistes. Ces écoles endoctrinent les étudiants à un islam militant. Même le programme dans les écoles normales glorifie tellement l'islam et le djihad qu'un mode de pensée national s'est développé sur la croyance que toutes les autres religions sont inférieures à l'islam et que le djihad, au nom de l'islam, garantit l'entrée au paradis.

Comment se positionne le gouvernement pakistanais, qui doit aussi soutenir l'effort américain dans sa lutte contre le terrorisme, notamment par rapport à l'Afghanistan?

L'armée pakistanaise a tendance à considérer l'Afghanistan comme une colonie. C'est pourquoi elle a adopté une politique qui tente de ménager la chèvre et le chou. Le but est de donner l'illusion qu'elle aide les forces de l'OTAN dans sa mission contre les talibans en Afghanistan, tout en offrant un refuge aux insurgés dans les régions tribales administrées fédéralement (FATA). Elle espère ainsi qu'une fois que les troupes occidentales auront quitté la région, elle pourra, avec l'aide de ces «atouts», installer un gouvernement fantoche à Kaboul, qui l'aiderait à combattre les desseins anti-Pakistan des autres voisins de l'Afghanistan, surtout l'Inde.

Malgré l'aide massive apportée aux victimes des inondations, le sentiment antiaméricain reste présent à travers toutes les classes sociales. Pourquoi?

La plupart des Pakistanais éduqués, et même ceux qui ont étudié dans des universités de premier ordre aux Etats-Unis, en Angleterre et en Europe, considèrent les Etats-Unis comme une puissance impérialiste. Même les Pakistanais larges d’esprit n’aiment pas les etats-Unis parce qu’ils les perçoivent comme un soutien aux anciens régimes militaires au Pakistan,mais aussi, jusqu’au 11 septembre 2001, comme encourageant la droite religieuse. de plus, c’est surtout l’élite qui a bénéficié de cette aide, y compris les généraux qui ont touché de coquettes commissions. il ne faut pas oublier non plus qu’au moins 90% de chaque dollar d’aide est revenu dans la poche des etats-Unis, parce que la plupart des commandes faites grâce à cette aide ont été effectuées (et le sont toujours) depuis les etats-Unis et transportées uniquement avec des bateaux américains.

A quel point est-il difficile de travailler en tant que journaliste indépendant au Pakistan ? Est-il dangereux de critiquer le gouvernement et l’armée ?

Plus maintenant. Mais on continue de garder les doigts croisés. Un bon nombre de journalistes ont perdu la vie au Pakistan depuis le 11 septembre 2001 alors qu’ils enquêtaient dans des régions infestées d’insurgés.

Souvent, sur des chaînes de télévision pakistanaises, on voit des religieux prônant la violence et l’extrémisme et utilisant un langage de haine à l’égard des minorités religieuses. Est-ce que certains critiques pensent qu’il y a trop de liberté de presse au Pakistan et pas assez d’autocensure par les journalistes et les travailleurs des médias ?

Je ne sais pas s’il y a trop de liberté pour les médias. Mais il y a clairement une forte effervescence médiatique. Les médias électroniques privés n’existent que depuis six ans.

On compte au moins vingt chaînes de télévision nationales. il est vrai qu’il existe des menaces provenant des religieux qui promeuvent la violence et l’extrémisme sur les chaînes de télévision. Mais si on analyse leur taux d’audience, ces programmes religieux sont bien moins populaires que les feuilletons télévisés, dont la plupart se basent sur des thèmes critiqués par les extrémistes.

L’armée pakistanaise a fréquemment condamné les atrocités brutales commises par les talibans. Pourtant, elle ne fait pas en sorte d’assurer que le comportement de ses propres forces de sécurité soit meilleur.

Il est vrai que l’armée pakistanaise et l’isi ont tendance à opérer en dehors de toute loi et dans un climat d’impunité. Les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et les destructions de maisons de militants présumés comme stratégie d’antiterrorisme sont fréquentes. Le Pakistan est devenu, au fil des années, un etat sécuritaire. il n’y a aucun moyen viable de changer cette situation à moins que l’armée ne retourne définitivement dans ses casernes et laisse les représentants du peuple formuler des politiques et les exécuter sans aucune interférence de l’armée.

Est-ce que les droits des femmes ont été affectés par les talibans ?

La peur des attaques de talibans a eu comme conséquence que les femmes, dans la plupart des régions du pays, ont cessé de sortir sans être escortées. Cette peur persiste dans les bureaux et les lieux de travail. Les attaques contre les institutions d’éducation pour les jeunes filles ont poussé les parents à réfléchir à deux fois avant d’envoyer leurs filles dans des écoles.

De manière générale, il semble que seules de mauvaises nouvelles émanent du Pakistan. Y en a-t-il de bonnes ?

Comme je suis pakistanais, mon espoir et ma vision du Pakistan vont certainement vous sembler optimistes. Pour la première fois dans son histoire, le Pakistan a un pouvoir judiciaire qui ne semble pas être soumis à l’exécutif. Pour la première fois dans leur histoire, les médias du Pakistan semblent vraiment libres. Pour la première fois au Pakistan, nous semblons avoir un parlement très fort dans lequel tous les partis politiques dignes de ce nom sont représentés et ont amendé ensemble cent une clauses de la Constitution pour la purifier de tous ces amendements introduits par des dictateurs militaires pour pérenniser leur pouvoir. Pour la première fois dans l’histoire du Pakistan, à la suite des élections générales de 2008, chaque parti politique digne de ce nom est devenu partie prenante au pouvoir. donc oui, je suis optimiste.