Marie-Claire Caloz-Tschopp :«Notre culture politique pose comme légitime une dif-férence «naturelle» entre les nationaux et les étrangers.» © Jacek Pulawski
Marie-Claire Caloz-Tschopp :«Notre culture politique pose comme légitime une dif-férence «naturelle» entre les nationaux et les étrangers.» © Jacek Pulawski

MAGAZINE AMNESTY Aide d'urgence «Une politique dangereuse»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°64, publié par la Section suisse d’Amnesty International, février 2011.
Marie-Claire Caloz-Tschopp, professeure de philosophie à Paris, Lausanne, Genève et Louvain, analyse comment la société suisse en est arrivée à mettre des gens à l’aide d’urgence.

AMNESTY: Depuis l’entrée en vigueur de la révision de la Loi sur l’asile, des milliers de gens sont placés à l’aide d’urgence, c’est-à-dire juste avec un toit sur la tête et un bon pour s’acheter un peu de nourriture. Comment qualifiez-vous l’attitude de la Suisse vis-à-vis de ces personnes?

Marie-Claire Caloz-Tschopp: Ce n’est pas la Suisse, ce sont ceux qui ont voté la loi et les autorités qui l’appliquent. La Suisse n’est pas homogène, il n’y a pas de consensus, et des gens ont voté contre cette loi.

Alors comment qualifiez-vous l’attitude des autorités?

Quel problème de fond pose l’aide d’urgence? C’est un déni et un refus des droits fondamentaux et des droits constitutionnels. C’est donc une remise en cause du contrat politique traduit dans une Constitution commune qui fait que les Suisses peuvent vivre ensemble. Ce n’est pas la première attaque des acquis de la Constitution suisse. il ne faut pas banaliser ces attaques contre nos références et nos valeurs.

Vous citez la Constitution, qui dit justement dans son préambule que «la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres». Que peut-on dire alors sur la force de la communauté suisse?

De mon point de vue, c’est une question extrêmement grave. On est en train de détruire notre communauté politique depuis les années 1980, pour la période récente de notre histoire. Le processus va en s’accélérant. notre culture politique pose comme légitime une différence «naturelle» entre les nationaux et les étrangers : c’est une forme de xénophobie, qui fait qu’on trouve naturel que quelqu’un qui n’a pas le passeport suisse n’ait pas les mêmes droits que quelqu’un qui le possède. La politique de fermeture, basée sur l’idéologie de l’«Überfremdung» («surpopulation étrangère»), est complètement banalisée et renforcée par un racisme d’Etat et de société. Elle est injuste pour les étrangers. Elle est dangereuse pour nous. Elle attaque les bases de notre communauté politique où l’on vit ensemble plutôt que de se faire la guerre.

Petit à petit s’est instauré un discours qui fait qu’on considère aujourd’hui comme normal de faire le tri entre les migrant·e·s…

Le tri se fait entre les Suisses et les étrangers, entre les migrants, entre les handicapés et les non-handicapés, entre les travailleurs et les chômeurs, entre les travailleurs précaires, etc. C’est une logique non seulement d’exclusion mais d’expulsion qui est à l’œuvre, et c’est cela qui est dangereux. plutôt que de chercher à construire la justice, la réciprocité, les devoirs et les droits, un tel projet politique veut instaurer une logique de guerre qui est derrière la négation du contrat politique du vivre ensemble. En Suisse, on ne voit pas le danger. En ex-Yougoslavie, au Liberia, en Colombie, les gens font l’expérience de vivre dans un pays où il n’y a plus d’Etat, plus de droits. Où la violence est omniprésente. Elle est dangereuse pour l’ensemble de la communauté et non seulement pour les plus démunis. Quand je refuse l’aide d’urgence, je ne me bats pas pour moi-même, je me bats pour le pays dans lequel je vis et je cohabite avec beaucoup de monde, dont les «étrangers». Je défends une certaine conception du contrat politique en Suisse: j’accepte le conflit qui fait partie d’une démocratie vivante, mais je n’ai pas envie de vivre ni dans une dictature, ni dans un pays où tout le monde est en guerre contre tout le monde.

Est-ce que vous ne dépeignez pas le tableau de façon trop noire? L’Etat n’a-t-il pas une obligation de faire des catégories?

Le problème n’est pas que l’Etat fasse des catégories, le problème est ce qu’on appelle la violence d’Etat pour masquer les conflits. Or tout membre d’une communauté doit assumer les conflits et en débattre, c’est trop facile de désigner des boucs émissaires à expulser. Aujourd’hui, certains disent d’expulser les personnes à l’aide d’urgence, demain ce seront les chômeurs et après-demain les vieux et les personnes qui n’arrivent plus à payer leur assurance-maladie, etc. La logique de guerre est extrêmement dangereuse. Je ne suis pas pessimiste mais réaliste. Le rôle de la recherche en sciences sociales n’est pas de nier des tendances profondes de société, mais de les identifier avant qu’elles arrivent plutôt qu’après les catastrophes politiques. Je reviens d’Argentine : les gens me racontaient qu’ils avaient été complètement surpris par le coup d’Etat, qu’ils ne s’y attendaient pas. Quand on observe la violence instaurée (plus de 30 000 «disparus»), on constate que la dictature n’est pas arrivée du jour au lendemain. Cette violence était déjà présente dans la société. Elle avait été préparée. En Suisse aussi, il existe des forces néoconservatrices qui mettent en cause les acquis de solidarité, de justice, les valeurs de ce pays. il est de notre devoir de défendre ces acquis.

Les migrations sont l’un des phénomènes qui prendra de l’ampleur durant ce siècle, parce que les distances se sont «raccourcies» vu qu’on se déplace plus rapidement, mais aussi en raison des changements climatiques qui poussent des millions de gens sur les routes.

Au niveau global, je ne suis pas sûre qu’il y ait une véritable augmentation de la migration. La migration est un phénomène structurel, présent depuis que les sociétés existent. La plupart des migrations se font du Sud vers le Sud, et pas du Sud vers le nord. La migration vers la Suisse est minime, donc gardons la tête froide. vous évoquez les changements climatiques : construisons une politique de l’environnement, du contrôle des capitaux, pour éviter les catastrophes climatiques et les inégalités sociales. il suffit de voyager pour voir ces inégalités abyssales. il faut intervenir sur les causes et non pas désigner comme boucs-émissaires ceux qui doivent se déplacer. On ne peut pas nier le problème et construire une forteresse. nous risquons un effet boomerang et nous ne résolvons rien.

L’un des problèmes de la Suisse n’est-il pas qu’elle se situe au centre d’une autre forteresse, l’Europe, et qu’elle doit suivre la politique migratoire des autres pays?

La Suisse a un rôle actif et positif à jouer en Europe dans les rapports nord-Sud, justement pour combattre la logique policière et sécuritaire contre les migrants.

Feriez-vous un rapprochement entre le fait de désigner des personnes par le terme «non-entrée en matière» et ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre mondiale?

b La philosophe Hannah Arendt a montré qu’au XXe siècle, après une longue genèse (colonialisme, impérialisme), il y a eu une rupture, avec l’introduction de la guerre totale, la domination et la violence totale. Auschwitz et hiroshima, les guerres de 1914-1918 et 1939-1945, ont été des faits d’une politique extrêmement nihiliste, destructrice. La politique du génocide a nié toute valeur aux êtres humains. Des traces d’une telle culture politique subsistent. Cela ne veut pas dire que l’histoire se répète. Aujourd’hui, quand on met des gens dans un avion et qu’on ignore leur identité, cela veut dire que ces personnes sont jetables, tout simplement. Où vont-elles aller? Qui en est responsable? C’est un exemple de traces, un type de politique de l’«humain superflu», dont a parlé hannah Arendt.

Qu’est-ce que cela signifie pour les personnes qui ne veulent pas accepter cela et qui souhaitent se mobiliser?

Parlons inlassablement des droits et, comme dit Hannah Arendt, appuyons-nous sur le «droit d’avoir des droits». Une culture du droit, c’est vouloir que l’Etat de droit et le respect des droits fondamentaux soient la base du vivre ensemble. nous ne devons pas céder face aux remises en cause de notre Constitution et aussi du droit international. Un travail passionnant est à faire, encore et toujours.