Chaque mois, les rues de Saint-Pétersbourg voient défiler des manifestant•e•s malgré les coups de matraque et les arrestations. © Alexander Belenky
Chaque mois, les rues de Saint-Pétersbourg voient défiler des manifestant•e•s malgré les coups de matraque et les arrestations. © Alexander Belenky

MAGAZINE AMNESTY Russie Mobilisé•e•s pour le droit de se rassembler

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°64, publié par la Section suisse d’Amnesty International, février 2011.
En Russie, tous les 31 du mois, des manifestations ont lieu pour défendre l’article 31 de la Constitution, qui garantit la liberté de rassemblement.

Tout semble se dérouler comme n’importe quel autre dimanche après-midi sur la perspective nevski, l’artère principale de Saint-pétersbourg. il est près de 18 heures. Dans la nuit déjà bien installée, les enseignes diffusent leurs lumières multicolores, le ballet des bus et des voitures défile avec son intensité habituelle, la station de métro déverse par vagues les promeneurs et promeneuses qui viennent profiter de l’animation du centre ville malgré le froid. Sur la place qui borde Gostiny Dvor, galerie marchande historique en plein centre de la cité, seule une présence policière encore discrète, mais un peu plus marquée que de coutume, laisse présager qu’un événement inhabituel se prépare.

Comme tous les 31 des mois qui comportent autant de jours, ce 31 octobre n’est en effet pas un dimanche comme les autres. Depuis le début de l’année 2010, à Saint-pétersbourg, les défenseurs et défenseuses de la liberté de rassemblement se réunissent à cette date symbolique, toujours au même endroit, toujours à la même heure, au nom de l’article 31 de la Constitution russe. «Les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, de tenir des réunions, meetings et manifestations, des marches et piquets», stipule le texte. Or ce droit est régulièrement ignoré par les autorités. Baptisé «Stratégie 31», le mouvement a débuté en 2009 à Moscou sur une initiative d’Edouard Limonov, un des leaders de la coalition d’opposition « L’autre Russie », avant de prendre de l’ampleur: aujourd’hui, des actions sont organisées dans une soixantaine de villes, de Kaliningrad à vladivostok.

«Aucun de nos rassemblements n’a été autorisé par la ville», raconte Andrei Dmitriev, membre du comité d’organisation de «Stratégie 31» à Saintpétersbourg. «Les autorités se justifient en disant qu’il est interdit de se réunir devant une station de métro. Mais ce n’est qu’un prétexte. D’autres groupes, comme le parti de Dmitri Medvedev et vladimir poutine, "Russie Unie", ont eux le droit d’organiser des meetings près des stations de métro. nous ne comptons pas nous laisser faire», ajoute le trentenaire à la mine sérieuse.

La foule composée de quelques centaines de personnes se fait plus dense. La tension monte. Lors des éditions précédentes, les rassemblements se sont soldés par des coups de matraques et des arrestations. Cette fois-ci, la ville n’a apparemment pas non plus rechigné à déployer les grands moyens pour faire passer son message: des policiers en civil filment les participant·e·s depuis le premier étage de la galerie marchande, des policiers antiémeute munis de casques ne laissant rien paraître de leur visage se tiennent prêts, un peu à l’écart, d’autres, vêtus de noir, sillonnent la foule, microphone à l’oreille, en scrutant les manifestant·e·s.

Un homme, les mains entravées par des chaînes, parcourt la place en silence. A ses côtés, une jeune fille brandit un exemplaire de la Constitution russe. Les organisateurs et organisatrices sortent leurs pancartes et se préparent à prendre la parole quand les premiers appels au mégaphone demandant l’arrêt de la manifestation se font entendre. Sous les flashes des nombreux journalistes et photographes, les manifestant·e·s serrent les rangs, scandent: «La Russie sera libre!», alors que la police réitère ses appels. Une fois, deux fois, trois fois. Sans succès. Soudain, une colonne des forces anti-émeute charge en direction des manifestant·e·s, créant une violente bousculade. Sous les quolibets, elle emmène plusieurs personnes vers un car qui patiente au bord de la route. Certaines se laissent faire, d’autres crient et se débattent.

Elena, dix-huit ans, et Igor, dix-neuf ans, observent la scène d’un oeil inquiet. «L’article 31 nous donne le droit de nous rassembler, de dire et de penser ce que l’on veut. Nous sommes venus pour dire notre opposition au gouvernement et pour montrer que nous voulons qu’il cesse de bafouer la Constitution», explique Igor. Alexander et Elvira, la cinquantaine élégante, piétinent pour faire fuir le froid. Ils ne savaient pas qu’une action avait lieu, mais sont passés par là et ont décidé de rester pour montrer qu’ils ne sont «pas d’accord avec la manière dont se passe la politique dans ce pays». Un peu plus loin, Galina et ses copines, septante ans bien sonnés, exhibent fièrement les badges «Stratégie 31» accrochés à leurs manteaux élimés et, entre deux tirades nostalgiques aux relents soviétiques, racontent qu’elles viennent à chaque fois pour «soutenir leurs jeunes».

Les avertissements de la police continuent, suivis de nouvelles arrestations. L’ambiance se durcit, les forces de l’ordre commencent à s’impatienter. Un manifestant récalcitrant est traîné par les mains et les pieds.

Un cri de ras-le-bol

«Pourquoi cette violence?», se lamente Anatoly, soixante-cinq ans. «On se rassemble de manière pacifique, pour discuter, et voyez comment ils nous traitent ! Les autorités n’arrivent pas à accepter la protestation populaire.» La riposte policière ne semble pas effrayer Anastasia, vingt-sept ans, jolie blonde en talons hauts et manteau argenté, qui crie sa colère au centre de la place: «Chacun de nous sait ce qu’il risque en venant ici. nous voulons que le droit soit respecté, que la société civile puisse exister comme elle l’entend. Le pouvoir des oligarques et les gens qui font les lois en faveur de leur business, y en a marre!», s’emporte la jeune femme. «Je suis fière d’être là ce soir. Je crois vraiment en ce mouvement. il y a à chaque fois plus de monde et je suis persuadée que petit à petit nous obtiendrons des résultats.»

Il est 19h30, la manifestation maintenant clairsemée refuse toujours de quitter les lieux. «Non à l’Etat policier!», «Il nous faut une Russie libre!», crient les derniers participant·e·s, le regard plein de défiance. La police attrape les plus bruyant·e·s, les fait monter dans un bus qui ferme ses portes et s’en va. Un bus vide prend immédiatement sa place. «Il vous faudra en remplir au moins 31», s’exclame un jeune homme alors que l’action commence à prendre des airs d’épreuve d’endurance. Une demi-heure plus tard, après près de deux heures d’affrontements, les autorités semblent être enfin arrivées à leurs fins: il ne reste pratiquement plus personne.

Emmené dès le début, Andrei Dmitriev n’a pas pu assister à la scène. En tout, cent cinq personnes ont été arrêtées. parmi elles, plusieurs dizaines ont passé la nuit au poste. Trois, dont lui-même, ont été condamnées à des jours de prison pour participation à un meeting interdit et désobéissance aux ordres de la police. «Nous étions habitués aux nuits au poste et aux amendes. Mais c’est la première fois que nous sommes confrontés à ce genre de condamnation», explique-t-il devant une tasse de thé quelques jours plus tard. «A Saint-Pétersbourg, la réaction des autorités à nos meetings devient de plus en plus dure. ils veulent nous faire taire, liquider l’opposition. Mais ils n’y arriveront pas. « Stratégie 31 » est basé sur une idée forte, qui concerne tous les citoyens. Je suis sûr que le mouvement va continuer de se développer et que nous finirons par gagner.»