Le 17 mars 1993, Amnesty lance une Action urgente pour empêcher l’acceptation d’une loi d’amnestie au Salvador, pays d’Amérique centrale. Amnesty contre l’amnistie? Alors que seulement dix ans plus tôt, Amnesty organisait une grande campagne pour une amnistie de par le monde pour les prisonnières et prisonniers d’opinion. Ce qui peut sembler incohérent à première vue est une continuation logique du travail pour la libération des prisonnières et prisonniers d’opinion. Après leur libération et après la fin de nombreuses dictatures militaires, des détenu·e·s pri·es en charge demandaient à Amnesty de condamner leurs bourreaux et les responsables de leur emprisonnement. Les proches de personnes disparues réclamaient que les responsables des enlèvements et homicides ordonnés par l’Etat soient déférés devant un tribunal. Les lois d’amnistie ont empêché que ces affaires soient éclaircies et que les responsables soient punis. Ces lois ont souvent été édictées par les dictateurs mêmes avant leur démission, ou alors par des gouvernements démocratiques, encore sous l’emprise de la peur de partisans de la dictature toujours aussi puissants.
C’est le cas du Salvador. En 1993, une commission vérité avait présenté des preuves de violations de droits humains systématiques commises par les militaires, la police et les escadrons de la mort durant la guerre civile, alors terminée depuis deux ans. Elle reprochait aussi à la guérilla une série d’exécutions extrajudiciaires. La loi d’amnistie, contre laquelle Amnesty a protesté, devait laisser s’en tirer à bon compte les personnes responsables de tous ces crimes.
Vérité et justice
Durant les années nonante, la lutte contre l’impunité devient une priorité pour Amnesty. Avec l’élargissement de son mandat en 1991, l’organisation d’aide aux prisonniers devient définitivement une organisation de défense des droits humains. Le contexte est favorable : après la guerre froide, les mots «démocratie» et «droits humains» sont sur toutes les lèvres. Les dictatures militaires, qui pouvaient jusqu’alors compter sur le soutien des pays occidentaux, doivent démissionner. Les guerres civiles, exacerbées par les deux blocs, se terminent par des traités de paix. De nombreux prisonniers sont rendus à la liberté.
Les proches des personnes disparues, torturées et assassinées réclament l’éclaircissement des faits, des dédommagements et la condamnation des
responsables. L’exemple le plus célèbre est celui de mères et de grand-mères qui ont commencé à manifester sur la Plaza de Mayo en Argentine, alors même que la dictature militaire était encore au pouvoir. Dans son rapport annuel de 1992, Amnesty explique la raison pour laquelle la lutte contre l’impunité est tellement importante : «Tant que les agents de la répression pourront enlever, torturer et tuer des gens en sachant que leurs crimes resteront cachés et qu’on ne leur demandera pas des comptes pénalement, il ne sera pas possible de rompre le cercle vicieux de la violence.»
On demandait alors aux Etats la condamnation des responsables de violations de droits humains. Mais souvent ces Etats ne voulaient pas ou ne pouvait pas, juste après leur changement de régime, amener devant la justice les policiers, soldats, gardiens de prison qui avaient par le passé torturé ou tué, ni ceux qui avaient ordonné de tels actes. Amnesty a pour cette raison tenté de trouver d’autres moyens de rendre internationales les poursuites juridiques de violations de droits humains.
Nouveau moyen juridique
La compétence universelle offrait une possibilité : les violations de droits humains précises pouvaient être poursuivies dans un Etat dans lequel elles n’ont pas été commises et avec lequel elles n’ont pas de relation directe. Le juge d’instruction espagnol Baltasar Garzón a rendu cette possibilité publiquement connue en 1998 lorsqu’il a édicté un mandat d’arrêt international contre Augusto Pinochet. Sur cette base, la police anglaise a arrêté l’ex-dictateur chilien qui se trouvait à Londres pour une opération médicale.Après plus de cinq cents jours d’assignation à résidence et de nombreuses procédures juridiques, il a cependant pu regagner le Chili pour des raisons de santé.
La possibilité d’une poursuite sur la base de la compétence universelle n’existe cependant que dans quelques pays. Durant le Conseil international d’Amnesty de 1993, les délégué·e·s prirent alors la décision d’exiger la création d’une Cour pénale internationale. Dans l’idéal indépendante de toute influence politique, cette Cour qui était encore à inventer devait être responsable de juger les graves violations de droits humains et du droit international humanitaire. En 1995, Amnesty comptait parmi les membres fondateurs de la coalition mondiale pour une Cour pénale internationale. En 1998, une conférence des Nations unies à Rome établissait le statut d’une telle Cour. Après que soixante états eurent ratifié ce statut, le tribunal a pu commencer son travail en 2003. Il peut être saisi pour des plaintes pour génocide, crime de guerre et crime contre l’humanité. En 2006, Thomas Lubanga, un chef de milice congolais, a été le premier à être arrêté.
L’établissement de la Cour pénale internationale a été un grand succès. Le travail politique contre l’impunité dans les cas de violations des droits humains n’en est pas devenu pour le moins superflu. Non seulement parce que la Cour n’est en aucun cas indépendante de toute influence politique, comme Amnesty l’avait exigé, mais aussi parce, que dans de nombreux Etats, l’impunité reste quotidienne : en Russie, où des attentats contre des défenseurs des droits humains et des journalistes restent régulièrement non élucidés ; au Mexique, où des soldats accusés de viol n’ont que rarement à craindre des poursuites ; au Salvador, où la loi d’amnistie, encore en vigueur, a été décrétée en 1993 malgré les protestations. Toutefois, une enquête contre les responsables d’un massacre perpétré en 1989 en Espagne a été lancée. La lutte contre l’impunité doit rester, pour toutes ces raisons, une partie importante du travail d’Amnesty International.