Depuis le 11 mars dernier, à Fukushima, des centaines de personnes travaillent d’arrache-pied pour enrayer la catastrophe nucléaire la plus grave après celle de Tchernobyl. Tepco a fait appel à des agences de travail temporaire, sous-traitant la sélection de la main-d’œuvre à des intermédiaires.
Soumises à des conditions de travail extrêmes et mal équipées, ces personnes ont attiré l’attention des médias du monde entier sur une face sombre du nucléaire japonais: la plupart sont recrutées parmi les couches de la population les plus miséreuses du pays.
Paul Jobin, sociologue spécialiste du Japon, observe que les agences de travail temporaire rencontrent de grandes difficultés pour engager du personnel afin de colmater les brèches des réacteurs les plus endommagés. Selon l’agence reuters, cette situation les amène à trouver, via des annonces qui ne décrivent pas dans le détail les dangers liés au travail, des employé•e•s sans expérience et sans qualification dans les couches les plus pauvres de la société japonaise.
Pour convaincre les plus démuni•e•s, les bureaux de travail temporaire utilisent des arguments financiers. Juste après le passage du tsunami à Fukushima, les recruteurs offraient cent francs de l’heure pour des tournus de trois heures sur le site de la centrale. Mais les promesses salariales peinent à être tenues. Fin juillet, mille cinq cents nettoyeurs et nettoyeuses de Fukushima se sont réunis dans la capitale afin de se plaindre de leurs conditions de travail. Un employé a affirmé n’avoir reçu que le tiers de son salaire journalier. Les employé•e•s, qui s’entassent à quarante personnes par chambre, ont également dénoncé leurs conditions de logement. Les personnes travaillant sur le site de la centrale manquent d’informations sur les dangers des radiations. Plusieurs d’entre elles ont été exposées à un taux de radiation de 335 millisieverts, alors que la limite fixée en temps de crise par les autorités est de 250 millisieverts. Cette dose, correspondant à un cumul de quatre cents radiographies, augmente de manière accrue le risque de développer un cancer.
Recrutement de burakumin
Le recrutement des plus démuni•e•s a permis de faire émerger l’un des tabous de la société nippone: les burakumin. dans la tradition, cette communauté est considérée comme «intouchable». Faisant partie des couches sociales les plus miséreuses du pays, les burakumin sont les descendant•e•s des personnes à qui, à l’époque du Japon féodal, on confiait les tâches impures dont personne ne voulait s’acquitter. bien souvent, les burakumin œuvraient dans des tanneries, des abattoirs ou des morgues. Cette classe de la population japonaise, actuellement estimée à plus de trois millions d’individus, est toujours victime de discriminations. Main-d’œuvre bon marché et soumise, les burakumin se voient confier les travaux les plus ingrats, comme partir en première ligne sur les sites des réacteurs endommagés de Fukushima. dans son reportage Burakumin, les intouchables japonais, la chaîne de télévision Arte a interrogé Yoshigi hitosugi, responsable de la communication chez Tepco, au sujet du recrutement des burakumin. «Nous employons actuellement trois cents personnes sur le site de Fukushima. les autres proviennent de compagnies qui collaborent avec nous. Elles-mêmes sous-traitent à d’autres compagnies. Au final, nous ne savons pas qui est engagé, ni quelles conditions de travail sont proposées, surtout pour les tâches les plus dangereuses.» Si cette déclaration laisse la porte ouverte à toutes les interprétations, il est pour l’heure difficile d’avoir des preuves de la présence de burakumin à Fukushima, tant le thème est tabou au Japon et que les informations à ce sujet sont filtrées. Pourtant, au sein même de Tepco, des employé•e•s ont acquis la certitude que leur société emploie ces «intouchables» nippons. Si certains émettent tout de même des doutes sur l’envoi de burakumin à Fukushima, comme Jean-François Sabouret, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CnrS), spécialiste du Japon, d’autres ne s’en étonnent pas. C’est notamment le cas de Georges Baumgartner, correspondant au Japon pour la radio Suisse romande (rSr). Lors d’une émission sur la chaîne de radio, celui-ci a lâché laconiquement: «Qui, aujourd’hui, veut travailler à Fukushima? Ceux qui n’ont rien à perdre.»
Une pratique historique
Le lien entre nucléaire et couches les plus pauvres de la société ne semble pas dater d’hier. Le quotidien espagnol El Mundo affirme que cette pratique de recrutement était déjà monnaie courante au Japon bien avant la catastrophe nucléaire de Fukushima. Dans un reportage datant de 2003, El Mundo déclare que des clochard•e•s étaient recruté•e•s dans des parcs tokyoïtes pour être employé•e•s dans des secteurs très exposés aux radiations. Arte a retrouvé la trace d’un de ces «parias». Il y a dix ans, une agence d’intérim a proposé à Yoshito Fujita un emploi dans la centrale de hamaoka proche de nagoya. «Quand je suis arrivé là-bas, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de sans-abris comme moi, confie-t-il. J’ai alors compris qu’ils recrutaient dans les zones pauvres.» En 1995, la chaîne britannique Channel Four avait déjà enquêté sur les arcanes du nucléaire japonais et le manque de normes de sécurité dans les centrales. Le documentaire mettait en avant le fait que des employé•e•s travaillant au cœur même des réacteurs étaient notamment issu•e•s de la caste des burakumin, venus des buraku (ghettos) d’Osaka et de Tokyo. «Il est terrible de constater que le seul pays qui ait connu une attaque nucléaire puisse infliger de telles souffrances avec ses propres centrales», se désolait l’un d’eux dans le documentaire.
Pourquoi ce tabou autour de ces «parias»? Officiellement, le système de castes a été aboli en 1871, durant l’ère Meiji. Cependant, culturellement et religieusement, la société japonaise ne s’est pas libérée de la notion d’«intouchables» et continue d’exclure cette couche de la population. Mais surtout, cet ostracisme a amené les burakumin à se lier avec la mafia des yakuzas. Une mafia dont certains membres travaillent pour le compte d’agences de travail temporaire qui sélectionnent et embauchent des nettoyeurs et nettoyeuses de centrales nucléaires. Pour le quotidien El Mundo, ce lien entre de grandes sociétés du pays et la pègre est l’un des secrets les mieux gardés du Japon.