Véra Tchérémissinoff: «Certains disent que mendier est un choix. Mais ce n’est pas vrai!»
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Elle parcourt Lausanne du nord au sud dans sa Fiat Panda, à la rencontre des Roms de passage. Véra Tchérémissinoff, présidente d’Opre Rrom (Debout Rom) se bat bec et ongles pour leur redonner un peu de dignité. Reportage. Par Sophie Dupont
«On refuse de leur donner du travail, on les chasse partout en Europe, je ne peux pas supporter cette situation», s’indigne Véra Tchérémissinoff, l’air à la fois fragile et déterminée.
Celle qui avait soutenu Evo Morales lorsqu’il était encore un petit syndicaliste s’investit aujourd’hui corps et âme pour les Roms de Lausanne. Lorsque des familles sont arrivées d’Europe de l’Est à partir de 2008 et se sont retrouvées dans les rues à mendier, la psychopédagogue n’a pas pu rester les bras croisés face à la discrimination et à l’hostilité de la population.
Elle a fondé Opre Rrom l’année suivante, une organisation qui cherche à créer des liens entre la population et les Roms de passage à Lausanne. Tourmentée par le sort d’une minorité discriminée, elle sillonne la ville au volant de sa Fiat Panda, à la rencontre des Roms. En route pour un voyage hors du commun.
Jour 1 Les vitres de la voiture sont givrées à l’intérieur. En cette fin d’aprèsmidi, la circulation est dense à Lausanne. Véra Tchérémissinoff, toute de noir vêtue, des poupées russes accrochées aux oreilles, entre dans un parking du Nord de la ville. Un homme, jeans et veste d’hiver, grand sourire, arrive à la rencontre de la petite Fiat, repérable de loin. Il l’oriente vers le haut du parking où deux hommes et trois femmes accueillent la militante, les bras grands ouverts. «Ne glissez pas sur la glace, maman Véra», dit Doïna (NB: tous les prénoms de cet article ont été changés).
La famille R. habite dans un village près de Bucarest en Roumanie. Elle parcourt régulièrement les deux mille kilomètres jusqu’à Lausanne, où elle mendie quelques mois avant de repartir dans son village. Chaque personne gagne environ dix francs par jour, ce qui se situe à peine en dessous du salaire moyen en Roumanie.
A l’arrière de la voiture de la famille R., les sièges sont couchés, duvets et coussins sont installés. «Mon oncle et moi dormons sur les sièges avant et les trois femmes dorment derrière», explique Nicolae. «Nous sommes parfois réveillés à deux heures du matin par la police, qui frappe sur la voiture en nous disant de ‘dégager’», témoigne le jeune homme de vingt-trois ans. Il sort de sa voiture une photo écornée de ses deux enfants, restés en Roumanie avec leur grand-mère.
Il est bientôt dix-neuf heures et la famille se prépare à partir manger à la Soupe populaire. Véra Tchérémissinoff reprend le volant de sa Fiat Panda, non sans promettre de s’occuper de l’amende qui préoccupe Nicolae. «Ils reçoivent tous une pluie d’amendes, que ce soit pour stationnement prolongé ou pour campement sur la voie publique», expliquet--elle. Des contraventions qui s’élèvent à cent cinquante francs et plus, des sommes astronomiques pour les Roms. L’organisation Opre Rrom a demandé que les Roms obtiennent une aire de repos où passer légalement la nuit. Sans succès jusqu’à maintenant.
Jour 2 La petite Fiat tourne en rond dans un parking au sud de la ville. Lorsqu’elle voit un groupe de personnes autour d’une voiture sombre, Véra Tchérémissinoff s’exclame : «Ha ! Ils sont là !» Les femmes l’embrassent et les hommes lui serrent la main. Tina est enceinte de sept mois et aimerait accoucher en Suisse, où les soins, parfois pris en charge par les services sociaux, sont meilleurs qu’en Roumanie. «Où vais-je aller avec mon bébé?» La militante la rassure, elle l’accompagnera à la maternité. Dans le fond, elle s’inquiète, elle a déjà soutenu plusieurs femmes roms qui ont accouché en Suisse dans des conditions parfois dramatiques.
La voiture de Véra Tchérémissinoff déborde de grands sacs en papier remplis d’habits et de chaussures. «Tu as besoin de paputch (chaussures), les tiennes sont cassées», lance t-elle. Elle parle quelques mots de roumain et de romani, la langue des Roms, ce qui lui permet de communiquer avec celles et ceux qui parlent à peine quelques mots de français.
De l’autre côté du parking, trois voitures sont alignées. Les moteurs tournent, pour réchauffer les enfants restés à l’intérieur. Un garçon d’environ huit ans est assis sur le siège arrière, un bloc de feuilles et un crayon à la main. Le coffre est rempli de valises et de sacs entassés. Un ours en peluche dépasse du tas, coincé entre un sac et la vitre. «Ceux qui prennent leurs enfants en Suisse n’ont pas le choix, défend la porte-parole des Roms. Quand ils le peuvent, ils les font garder en Roumanie par les grands-parents.» Pendant que les parents mendient, les enfant restent sur le parking. «Opre Rrom a attiré plusieurs fois l’attention de la Municipalité sur ce problème, mais il n’y a aucune réponse politique», déplore-t-elle.
Devant les voitures, des cuisinières à gaz et des casseroles sur le feu. L’ambiance est bon enfant, les rires fusent. Dina, douze ans, les cheveux attachés en une longue tresse, a les yeux qui brillent lorsque Véra Tchérémissinoff lui demande si elle a besoin de nouvelles chaussures. Son père, Petru, la freine en riant : «Tu exagères, tes bottes vont très bien, non, non, elle n’a besoin de rien.» Petru est à Lausanne avec sa femme et ses enfants depuis quelques mois. «Véra en fait tellement pour nous, témoigne-t-il en hochant la tête. Madame Véra par-ci, Madame Véra par-là, l’un lui demande de l’accompagner chez le dentiste, l’autre pour aller voir la police.»
Jour 3 Le brouillard a enveloppé la ville et l’humidité transperce les vêtements. Sur le parking arrive Marina, qui se mouche, frissonnante. «Je n’en peux plus de cette vie, je tremble de froid, je suis malade, je veux travailler», soupiret- elle. Marina a vingt-quatre ans et une petite fille de deux ans, restée à Paris. Elle est coquette, les sourcils épilés, discrètement maquillée. «Je suis jeune, mais personne ne me regarde ici, dans la rue», regrette-t-elle. Son regard est plein d’espoirs détruits.
Alors que, la veille, l’ambiance était détendue, aujourd’hui, chacun paraît soucieux et espère trouver une place dans un abri de la ville pour la nuit. Zoltan, le mari de Tina rencontrée la veille, supplie Véra Tchérémissinoff de lui trouver du travail. Lorsque celle-ci a tenté de contacter d’éventuels employeurs pour proposer les services des Roms, elle s’est toujours heurtée à un refus. La militante remonte dans sa voiture, le coeur à fleur de peau. «Certains disent que mendier est un choix. Mais ce n’est pas vrai! Les Roms ont les mêmes rêves que tout le monde: que leurs enfants aient une meilleure vie qu’eux.»