Au nord-est de la Colombie, la péninsule de la Guajira voit son territoire petit à petit mangé par l’une des plus grandes mines de charbon à ciel ouvert du monde. Les habitant·e·s de cinq villages ont été contraint·e·s de vendre leurs terres ou exproprié·e·s de force, pour faire place à un énorme trou de treize mille hectares. La mine appartient pour un tiers à Xstrata, multinationale établie au centre-ville de Zoug. La société minière a annoncé sa fusion avec le géant des matières premières Glencore en février 2012, pour former un groupe fort de nonante milliards de dollars.
Difficile pour des victimes des agissements d’une multinationale basée à Zoug ou dans d’autres contrées helvètes fiscalement avantageuses d’intenter une action en justice en Suisse. Par contre, démarche peu connue, toute personne peut déposer un dossier devant le gouvernement suisse, qui doit donc fournir une plateforme de dialogue entre une entreprise incriminée et ses victimes potentielles. Que cela concerne le respect des droits humains, la protection de l’environnement ou la fiscalité, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a développé en cent six pages des direc- tives de bonne conduite pour les entreprises, que quarante-trois pays adhérents, dont la Suisse, sont chargés de promouvoir. «C’est le seul moyen que nous avons actuellement pour demander des comptes aux multinationales», estime Danièle Gosteli Hauser, d’Amnesty International en Suisse.
Quinze requêtes ont été déposées auprès du point de contact national suisse, bureau fédéral chargé, selon les directives de l’OCDE, de promouvoir la bonne conduite des entreprises depuis 2000. La dernière plainte publiée concerne les pratiques fiscales de Glencore en Zambie. Sur les quinze dossiers déposés à Berne, seuls sept ont abouti à un dialogue. Le problème est que, si l’entreprise refuse d’y participer, la médiation n’a pas lieu et le gouvernement clôt l’affaire. Dans tous les cas, «il est difficile de contenter toutes les parties», reconnaît le responsable du point de contact national, Lukas Siegenthaler, visiblement emprunté. Il refuse de s’exprimer sur les dossiers déposés, invoquant la confidentialité des dialogues. Le maigre rapport publié à la fin de chaque processus de médiation ne donne aucune information sur le contenu des discussions. Et ni les deux collaborateurs du point de contact national, ni les faîtières économiques SwissHoldings et economiesuisse, ni les ONG impliquées ne font état de réelles améliorations de la situation pour les victimes suite au dépôt d’une plainte.
A la solde des entreprises
Lorsque 3600 ouvrières et ouvriers ont été licencié·e·s par Triumph International aux Philippines et en Thaïlande en 2009, leurs syndicats ont déposé plainte auprès du point de contact national suisse. Le leader de l’industrie de la lingerie, basé à Bad Zurzach – ville de quatre mille habitant·e·s du canton d’Argovie – a fini par renoncer au dialogue. «Nous n’avions pas le même point de vue que les plaignants sur les objectifs du processus», se limite à répondre Olav Kratz, porte-parole de Triumph International. Le point de contact national a alors clos l’affaire. «Les plaignant·e·s ont eu l’impression que la Suisse s’est montrée partiale dans la médiation. Elle n’a pas proposé de résolution du conflit et a laissé agir l’entreprise en toute impunité», réagit christa Luginbühl, de la Déclaration de Berne, qui a soutenu la plainte. Triumph International n’a pas repourvu les postes.
ONG et syndicats se sont mis ensemble pour dénoncer le manque de légitimité et de transparence du point de contact national. «L’organe de médiation présente de graves lacunes et les droits humains ne sont pas au cœur de ses préoccupations. Ce qui le préoccupe, c’est le risque de réputation des entreprises», regrette Olivier Longchamp, de la Déclaration de Berne. Pour les représentant·e·s de la société civile, difficile de croire en l’indépendance de la médiation. Le bureau du point de contact national est situé au sein du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), il n’a pas de budget propre et son responsable, Lukas Siegenthaler, est également le chef du secteur investissements internationaux.
«Le point de contact national ne devrait pas être situé dans le département qui soutient les intérêts économiques du pays», dénonce Joris Oldenziel d’OECD Watch, ONG qui observe la mise en place des directives en matière de responsabilité sociale des entreprises de l’OCDE. L’organe de médiation fait-il figure de bureau alibi? «Même si le point de contact suisse est basé au Seco, les groupes de travail qui examinent les requêtes incluent des spécialistes de différents départe- ments fédéraux», se défend Lukas Siegenthaler.
D’autres pays sont moins frileux. Aux Pays-Bas comme en Grande-Bretagne, les points de contacts nationaux n’hésitent pas à exhorter les entreprises à respecter les lignes de bonne conduite qu’elles ont bafouées. Depuis 2011, le gouvernement néerlandais refuse même tout soutien aux entreprises qui ne jouent pas le jeu. imaginable en Suisse? Le point de contact national estime que cela dépasserait son rôle: «Les sanctions ne sont pas prévues par les principes de l’OCDE, qui sont non contraignants», déclare Lukas Siegenthaler.
Les habitant·e·s de la péninsule de la Guajira en Colombie ont déposé plainte auprès du point de contact national suisse en 2007, par l’intermédiaire de l’ONG suisse Groupe de travail Suisse-Colombie (ASK). «Une médiation réussie», selon le rapport du Seco publié en 2009. Un an plus tard, les propriétaires de la mine ont construit un nouveau village, Nuevo Roche. «L’exploitant Cerrejòn a trouvé un accord sur les compensations avec les communautés», rapporte Lisa Rippon-Lee, porte-parole d’Xstrata. Mais l’ONG qui a soutenu la plainte en Suisse en tire un bilan bien plus sombre: «Le village n’abrite que seize familles. Les habitant·e·s n’ont reçu en compensation qu’un hectare de terres par ménage, ce qui est loin d’être suffisant pour vivre!», s’insurge Stephan Suhner, responsable de ASK.
Les milieux économiques satisfaits
«Les ONG attendent trop du processus», disent d’une même voix Lukas Siegenthaler du point de contact national et Thomas Pletscher, membre de la direction d’economiesuisse. Tout comme le Seco, les milieux économiques se satisfont du rôle limité du point de contact national.
SwissHoldings et economiesuisse estiment que le dialogue instauré par le point de contact national contribue à améliorer la responsabilité sociale des entreprises, sans pour autant pouvoir donner l’exemple d’une médiation réussie. Et que dire des entreprises comme Glencore, dénoncée depuis plusieurs années par de nombreuses ONG pour son manque de responsabilité sociale? «Glencore me fait moins de soucis que certaines entreprises chinoises», réplique Thomas Pletscher d’economie suisse.
Mises à jour en 2011, les directives de l’OCDE contiennent désormais un chapitre entier dédié aux droits humains, spécifiant que les multinationales sont également garantes des pratiques de leurs fournisseurs et sous-traitants. «Tant que le point de contact national ne fera pas d’effort pour leur mise en œuvre, ces révisions n’auront pas d’impact réel», commente Danièle Gosteli Hauser d’Amnesty International. Jusqu’à ce jour, le point de contact national ne se préoccupe pas du suivi des dialogues qu’il instaure. Au nord-est de la Colombie, les communautés rurales continuent à lutter contre la pollution et les maladies dues à l’industrie minière, pendant que l’exploitant Cerrejòn extrait trente millions de tonnes de charbon au profit des trois copropriétaires de la mine, dont Xstrata.