La voiture file en direction de l’est et s’enfonce peu à peu dans la plaine désertique, laissant la plage et les palmiers de San Diego derrière elle. La pierre et la poussière prennent le dessus, le mercure grimpe. Sur le tableau de bord, Obama côtoie la Vierge Marie et une multitude d’autocollants colorés appelant à la solidarité. Le coffre est rempli d’eau, de vêtements et de couvertures. «Comment la première économie du monde peut-elle agir comme cela? Des êtres humains meurent chaque jour en raison des politiques de ce pays!», s’insurge Enrique Morones, les yeux rivés sur le bitume par-dessus le volant. Depuis plus de vingt-cinq ans, l’énergique fondateur de l’association Border Angels, né à San Diego de parents mexicains, consacre le plus clair de son temps à la cause des migrant·e·s qui traversent la frontière au péril de leur vie pour avoir leur part du rêve américain. Beaucoup y parviennent – selon les statistiques du Département de la sécurité intérieure des Etats-Unis, 11,5 millions de personnes originaires en large majorité du Mexique et d’Amérique centrale résident aux Etats-Unis sans autorisation de séjour – mais les risques sont bien réels et la traversée parfois fatale. Dans le Sud de la Californie, région de déserts et de montagnes, les températures peuvent atteindre cinquante degrés en été et devenir glaciales en hiver, lorsque la neige s’empare des sommets.
Déposer de l'eau
L’équipage quitte la route et s’arrête dans un paysage aride de rochers et de buissons épineux. Enrique et deux bénévoles, Pat et Elizabeth, sortent les bidons d’eau et vont les déposer sur les bords d’un chemin de sable sur lequel on distingue des traces de pas. Un peu à l’écart, sur le sol, une brosse à dents et un tube de dentifrice témoignent d’une présence récente. «La déshydratation est la principale cause de décès. Avec l’été qui arrive, notre but consiste à déposer de l’eau dans le plus d’endroits possibles de la région. Nous connaissons les voies de passage. Certains propriétaires nous aident et acceptent que nous utilisions leurs terrains. En tout, une vingtaine d’organisations font la même chose le long de la frontière», explique Enrique Morones. A l’automne, l’association change quelque peu son programme. Elle continue d’apporter de l’eau, mais y joint nourriture et vêtements chauds.
Le mur
Dans les années 80, une àdeux personnes par mois perdaient la vie en essayant de gagner les Etats-Unis depuis le Mexique. Depuis, la situation s’est dramatiquement détériorée. Enrique Morones estime qu’une à deux personnes meurent chaque jour. La raison de ce changement? «Le mur», répond-il sans hésitation. En 1994, le gouvernement américain lance l’opération Gatekeeper, une série de mesures visant à freiner l’immigration illégale. Une barrière sépare bientôt San Diego de sa voisine Tijuana, avant de s’étendre peu à peu à l’intérieur des terres. Le nombre de gardes-frontière se multiplie, senseurs et hélicoptères font leur apparition. Aujourd’hui, mille des trois mille kilomètres de frontière entre les deux pays sont séparés par des rangées de longues tiges de métal. Ces obstacles rendent le passage plus long et plus difficile: les migrant·e·s se déplacent la nuit pour ne pas être vu∙e∙s, circulent en zigzag, se cachent la journée et se retrouvent rapidement à court d’eau. «Si l’immigration du Mexique aux Etats-Unis a diminué ces dernières années en raison de la récession, ce n’est pas le cas du nombre de décès», déplore Enrique Morones. Les renvois se sont accélérés, poussant certaines personnes à prendre d’immenses risques pour retourner rapidement sur le sol américain où elles ont souvent travail et famille. Les pratiques de plus en plus violentes de passeurs à la botte du crime organisé font aussi sentir leurs effets.
Enterré∙e∙s en anonymes
La voiture reprend sa route. Elle s’arrête à Holtville, une minuscule bourgade agricole située à quelques kilomètres de la frontière. C’est ici, dans un carré de terre rouge caché derrière le cimetière municipal que sont enterré∙e∙s les migrant·e·s auxquel∙le∙s le rêve américain a coûté la vie et qui n’ont pas pu être identifié∙e∙s. Le contraste est saisissant: stèles de marbre et gazon coupé au millimètre pour les mort·e·s du village, poussière et dénuement pour les anonymes. Sept cents personnes reposent dans la terre de ce lopin désolé, à bonne distance des regards curieux. Sept cents briques alignées sur le sol, munies pour tout message de souvenir d’un numéro et de l’inscription «John Doe» ou «Jane Doe». Pour chaque tombe, on imagine une famille qui attend, des proches sans nouvelles qui ne savent pas et continuent d’espérer. Enrique, Pat et Elizabeth s’activent, plantent à côté des briques de petites croix de bois peintes sur lesquelles il est écrit: «No Olvidados», «pas oubliés». «Un tiers des migrants qui décèdent en tentant de rallier les Etats-Unis ne sont jamais identifiés, et un tiers de ceux-ci sont enterrés à Holtville. Lorsque je suis venu pour la première fois en 2001, il n’y avait que huit tombes. Et aujourd’hui… Ils sont marginalisés jusque dans la mort. Les autorités du comté refusent que nous venions car elles redoutent d’attirer l’attention. Elles arrachent les croix au fur et à mesure. La plupart des habitants du village ne savent même pas que ce lieu existe. Nous faisons pression pour que l’endroit soit mieux entretenu, pour qu’il y ait au moins un peu d’herbe, et pour que les autorités entreprennent des analyses ADN, mais sans succès», dit Enrique Morones, qui continue d’ignorer résolument les panneaux «accès interdit».
Espoir
La voiture fait maintenant face au soleil couchant, roule vers San Diego, ses plages et ses palmiers. Pas d’abattement dans les yeux ni dans la voix d’Enrique Morones, malgré l’immense espace encore vide dans le cimetière réservé aux anonymes, bien funeste présage pour les années à venir. Son optimisme? Il vient du président Obama, malgré ses promesses non tenues en matière d’immigration. S’il est réélu, réforme il y aura. Enrique Morones en est persuadé. En attendant, derrière son volant, le chef des «anges de la frontière» se prend à rêver d’un discours plus conciliant, de ponts en lieu et place de barrières, de voisins traités en voisins, et non en ennemis. Ce message, il le porte aux quatre coins des Etats-Unis, dans les médias, dans les écoles, les universités, et même à Washington. Mais pas d’impatience. «Faire changer de cap un tel navire, cela prend du temps.»