Ces derniers temps, la Russie a occupé le devant de la scène médiatique. Les fraudes électorales, l’élection présidentielle, les manifestations publiques ont accaparé l’attention. Cependant, à aucun moment le thème des citoyen∙ne∙s russes sans-papiers dans leur propre pays n’a été abordé. Pourtant, plus de quatre millions de Russes souffrent des iniquités administratives et de l’absence du tampon de la propiska. La propiska est ce statut administratif que les citoyen∙ne∙s
russes acquièrent lorsqu’ils enregistrent leur lieu de résidence, très souvent lié à celui de la naissance. Cette inscription, dûment tamponnée dans le passeport intérieur, est l’unique clé à une existence administrative et aux droits qu’elle procure. Si une personne doit quitter son domicile – suite à des problèmes familiaux, professionnels ou autres –, se retrouve en prison, ou si un enfant est envoyé à l’orphelinat, ils perdent leur propiska et donc tous leurs droits civiques. De ce fait, ils n’ont plus aucune existence légale. Ils deviennent des sans-papiers dans leur propre pays. Et très vite un sans-papiers devient aussi un sans-abri. Pour un∙e Européen∙ne, il est très difficile de concevoir cet univers kafkaïen. Pourtant, en Russie, une chose est certaine: sans propiska, impossible que vos droits de citoyen∙ne soient reconnus. Impossible d’avoir un toit, un travail, de voter, d’accéder à l’aide sociale ou aux tribunaux. J’ai rencontré Viktor, Elena, Sergueï à Saint-Pétersbourg. Leur quotidien a été bouleversé par des événements qui en Suisse ne porteraient pas réellement à conséquence. Ils m’ont raconté leur descente aux enfers.
«Dans la rue, nous devenons des bêtes»
Elena Souleimanovna a cinquante et un ans, on lui en donnerait quinze de plus. Les six ans qu’elle a passés dans la rue en sont la cause. Régulièrement battue, Elena était la souffre-douleur des autres sans-abri. Les tribulations d’Elena ont commencé à Evana, une ville proche de Moscou où elle était enregistrée. «En 2006, j’étais aide-infirmière, mon existence était agréable. Hélas, mon mari,originaire du Daguestan, a été incarcéré le jour de mon anniversaire; il avait violé une mineure de seize ans. Je peu pardonner bien des choses, mais pas cela. Du fait de la religion musulmane de ma belle-famille, j’ai dû accueillir mes beaux-parents. Puis ils m’ont mise dehors et je suis partie pour Saint-
Pétersbourg où je n’avais plus de propiska», nous raconte Elena.
Un jour, suite à une agression, Elena s’est retrouvée à l’hôpital Marinskaya de Saint-Pétersbourg. On l’avait acceptée aux urgences malgré l’absence de papiers d’identité. Normalement, depuis décembre 2010, les urgences sont obligées d’accepter les sans-papiers. Mais dans la pratique, cela dépend souvent de la bonne volonté du personnel. Comment Elena est-elle arrivée dans cet hôpital? C’est un mystère. Au moment de son agression, elle a été victime d’un infarctus. Elle raconte: «Des hommes sans-abri, compagnons d’infortune, m’ont frappée violemment pour me voler quelques malheureux kopecks et je me suis retrouvée à l’hôpital. Je souffrais d’un traumatisme crânien. De plus, j’étais déjà malade des poumons à cause des grands froids que j’avais dû supporter. La responsable de l’ONG Nochlezhka*, Olga Vladimirovna, qui visitait l’hôpital, a entendu parler de mon cas. Elle m’a dit de venir à Nochlezhka.» Elena y vit depuis l’automne 2011. L’organisation essaie de lui trouver une place dans un EMS spécialisé proche de son ancien lieu de résidence. Mais avant cela, les services juridiques de Nochlezhka doivent retrouver ses papiers d’identité et faire en sorte qu’elle puisse toucher sa rente de vieillesse. La procédure est longue et compliquée. Avec un triste sourire, Elena nous dit: «A la différence de beaucoup d’autres personnes, je ne bois pas, je n’ai pas fait de prison, j’ai étudié pour être aide-infirmière. Tout pour en arriver là…»
Un accident aux conséquences catastrophiques
Sergueï Barbarica, né à Lingrad en 1962, a eu une enfance heureuse et normale. A la fin de sa scolarité, il entre dans l’armée et, en 1981, se retrouve garde-frontière face à la Finlande. Deux ans plus tard, il passe par l’école militaire des cadres à Moscou, puis part pour la frontière iranienne et afghane. Douze ans en gris-vert, jusqu’au jour où, profitant de son congé, il se rend avec son amie en Ukraine pour rendre visite à la famille de celle-ci. Sergueï a un grave accident et ne peut retourner sous les drapeaux. Nous sommes en 1993, en pleine débâcle du président Eltsine. Sergueï cherche dans ses souvenirs tout en lissant sa barbe: «A l’époque, je n’ai plus de travail et la situation économique nationale est catastrophique. Je ne touche pas de pension, car mon accident s’est produit en dehors du service. Ma petite amie me quitte alors que je me trouve à l’hôpital. Je lui laisse notre appartement et me retrouve sans propiska. Je squatte chez des amis, car il est impossible de dénicher un logement sans ce foutu papier. Heureusement, j’ai trouvé un travail grâce à mes bonnes connaissances sur les voitures.»
Sergueï rencontre alors Irina, une femme divorcée dont les enfants habitent avec leur père. Le couple partage l’appartement d’Irina. Ils songent à se marier et croient qu’ils ont encore tout le temps. Ils vivent ensemble dix ans mais, à quarante- quatre ans, Irina décède brusquement d’une apoplexie. L’ancien mari et les enfants reprennent l’appartement et Sergueï retrouve à nouveau la rue et son impitoyable réalité.
Sergueï habite à Nochlezhka depuis octobre 2011, dans l’attente d’obtenir des papiers. Nochlezhka est parvenue à obtenir le certificat qui atteste de son invalidité. Heureusement, son état lui permet quand même de travailler, et il a pu trouver un journal prêt à l’engager officiellement comme responsable de bureau, même sans propiska. A Saint-Pétersbourg, les entreprises de plus de cent employé∙e∙s sont obligées d’engager des invalides. Sergueï a le mot de la fin: «Vous vous rendez compte par quelles galères j’ai passé. Tout cela à cause d’un accident et d’une rupture amoureuse. Dans votre pays cela ne prêterait pas vraiment à conséquence. En Russie, avec cette paperasse des temps anciens, un petit rien peut avoir des conséquences catastrophiques.»
«Sans leur aide je n’y serais jamais arrivé»
Viktor Costaikina cinquante-trois … ou faut-il s’opposer à une légalisation faute de débat sérieux? ans, il est originaire de Saransk en Mordovie. Viktor a vingt-cinq ans lorsqu’il arrive à Gaishina, une petite ville proche de Saint-Pétersbourg, pour travailler dans la construction. Quand sa mère décède, Viktor retourne à Saransk. Il vit dans l’appartement familial dont il vient d’hériter. Avec le grand chambardement des années 90 et l’ère Eltsine, impossible de trouver du travail. Il doit vendre la propriété familiale pour trois fois rien et ses maigres économies sont rapidement ravagées par la terrible inflation de l’époque. Viktor part à Saint-Pétersbourg et trouve un travail de magasinier pour un salaire correct. Peu de temps après, c’est la crise et tout le personnel est licencié. Il a perdu sa propiska suite à son déménagement et habite chez un collègue de travail. De plus, on lui a volé le sac où il gardait tous ses autres documents: diplômes, certificats de travail, etc. Viktor n’a plus aucun papier. Il survit grâce à l’hospitalité de ses amis, mais se retrouve par moments à la rue. «Après six mois de survie à l’extérieur, un ressort se casse et le sans-papiers, sans-abri, se laisse couler. Manque de sommeil, mauvaise alimentation, mauvaise hygiène, tension violente avec les autres déshérités engendrent un très grand stress. Et sans papiers, impossible de retrouver une vie normale», explique Viktor.
Il ajoute: «Lors de mon dernier séjour dans la rue, il y a deux ans de cela, unc amarade d’infortune me parle de l’ONG Nochlezhka.» Viktor y demeure par deux fois. Le juriste de l’ONG s’occupe de lui et réussit à retrouver une copie de son passeport. La procédure a pris neuf mois! La remise des papiers est offerte par Nochlezhka et coûte cinq cents roubles, soit dix-sept francs. Un accompagnement juridique est indispensable. Dans le cas contraire, les fonctionnaires refusent très souvent de faire les démarches nécessaires et exigent des pots-de-vin. La procédure s’enlise et la restitution peut prendre des années. Pour Viktor, les choses se sont arrangées. Avec un grand sourire, il conclut: «Depuis un mois, enfin tout va bien, j’ai mes papiers et je travaille légalement pour dix-huit mille roubles (six cents francs) par mois dans une entreprise dédiée à la préparation des repas pour un hôpital. Je recherche une chambre pas trop éloignée de mon lieu de travail. Pour la propiska, j’ai un enregistrement fait par Nochlezhka valable onze mois et reconnu par les autorités. Une fois que j’aurai emménagé, l’Etat me donnera enfin cette terrible propiska sans laquelle je ne suis rien.»