Ici, je n’ai personne», dit Antonio, le regard perdu dans le vague. assis dans la fraîcheur du salon de Casa Elvira, un foyer pour migrant·e·s de Tijuana, il se rêve de l’autre côté de la frontière, si proche. Tellement proche que depuis les rues du centre-ville on aperçoit la haute barrière érigée par les Etats-Unis afin de freiner l’immigration illégale et, au-delà, les collines de San Diego. Expulsé des Etats-Unis où il a construit sa vie sans permis de séjour, il n’a qu’une idée en tête: rentrer coûte que coûte auprès de sa famille, à Fresno, en Californie.
Rester au Mexique n’est pas une option. Alors, il prend son mal en patience, attend le bon moment, la bonne rencontre et les fonds nécessaires pour tenter de traverser. Le temps est long mais, contrairement à bon nombre de migrant·e·s qui dorment dans la rue ou sur les berges en béton d’un ancien canal asséché en bordure de ville, Antonio a trouvé un toit.
Casa Elvira – une petite structure qui peut loger et nourrir dix personnes – est un des sept centres pour migrant·e·s de Tijuana. La ville est un point de passage important pour les migrant·e·s en route pour les Etats-Unis, qui y arrivent par centaines du sud du Mexique, d’amérique centrale et d’Amérique du sud, dans l’espoir d’une vie meilleure «de l’autre côté». Ce flux est renforcé par la présence de Mexicain·e·s renvoyé·e·s des Etats-Unis et qui tentent d’y retourner. Entre début 2009, date de son arrivée à la Maison Blanche, et fin 2011, l’administration obama a expulsé 1,3 million de personnes, un nombre record.
Entre peur et ennui
«Cinq hommes logent ici actuellement, tous ont de la famille aux Etats-Unis», raconte Micaela Saucedo, la directrice du foyer. Depuis l’ouverture du centre il y a cinq ans, dans un modeste appartement, l’infirmière à la retraite a vu défiler bien du monde: des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, de tous horizons. Elle a même hébergé une femme et sa fille venues d’ukraine. ses protégé·e·s restent parfois plusieurs mois: la frontière, pendant longtemps poreuse, est devenue difficile à traverser, explique-t-elle tout en s’affairant dans la cuisine. Par la porte grillagée munie de deux grosses serrures, on entend au loin le bruit des sirènes. une odeur de tortilla flotte dans la pièce. Des sacs de riz et de haricots secs sont entassés dans un coin. «Il y a deux ans, il y avait constamment des fusillades. Maintenant, ça s’est calmé. Mais c’est toujours trop dangereux de sortir une fois la nuit tombée», poursuit-elle, semblant résignée face à la violence des gangs qui a transformé le visage de sa ville natale et fait fuir les touristes autrefois nombreux. Ses pensionnaires, eux, ne sortent même pas de jour, sauf pour quelques rares tours de reconnaissance aux abords du «mur». Trop peur de croiser la police, qui tracasse ceux qui n’ont pas de papiers, trop peur de s’attirer des ennuis. Rythmées par le ménage et la cuisine, les siestes et les discussions entre compagnons d’infortune assis dans les antiques canapés du foyer, leurs journées s’écoulent au ralenti, dans l’attente de la prochaine tentative.
Jorge, trente-quatre ans, renvoyé des Etats-Unis il y a trois mois, a déjà essayé quatre fois de franchir la frontière dans le sens inverse. Il a passé la plus grande partie de sa vie dans l’Etat de Washington où il est arrivé adolescent. sa mère et ses frères sont toujours là-bas. «J’avais un travail dans la construction, mon propre appartement. Je n’ai rien fait de mal», dit-il, le visage inquiet sous la visière de sa casquette. Jorge est déterminé à rentrer, mais à quel prix ? Lors de sa dernière tentative, trois semaines plus tôt, tout a mal tourné. Il est enlevé par les passeurs sensés l’emmener jusqu’en Californie, séquestré pendant deux jours, battu, menacé de mort. Son frère paie la rançon demandée: 3500 dollars. relâché, il tente de poursuivre sa route mais se fait arrêter par les gardes-frontière. retour à tijuana. «Je n’ai plus d’argent, plus confiance en personne. Du coup, j’essaie tout seul. Mais c’est difficile», raconte-t-il en se tordant les mains.
Au bout du rêve
Micaela confirme que les enlèvements sont devenus monnaie courante. Le phénomène a augmenté avec le renforcement des obstacles à la frontière et la mainmise du crime organisé sur le business du passage. Payés uniquement s’ils parviennent à amener leurs clients à bon port, une issue de plus en plus incertaine, les passeurs préfèrent s’assurer un revenu en rançonnant les familles. «Le gouvernement mexicain ne fait rien, la police ne fait rien», s’emporte Micaela, tout en soulignant que les transactions se terminent parfois vraiment mal et que certains ne réapparaissent jamais, ni d’un côté, ni de l’autre.
Alejandro, vingt-deux ans, malgré les immenses risques, malgré quatre essais qui se sont soldés par un échec, ne perd pas espoir d’arriver un jour aux Etats-unis et d’offrir de meilleures perspectives d’avenir à sa femme et à son jeune fils qui doivent le rejoindre plus tard. sa destination finale: l’Utah, où son père et son frère se trouvent déjà. Dans son Guerrero natal, un Etat pauvre du sud du pays, son salaire est de cinq cents pesos par semaine, soit trente-trois francs suisses. «Aux Etats-Unis, ce que je peux gagner n’est pas comparable. Mon rêve? avoir assez d’argent pour me faire construire une maison dans mon village et pouvoir rentrer tranquille», dit-il des étoiles dans les yeux. il essaiera à nouveau la semaine prochaine. Mais pour l’instant, il attend.
Mexique, terre de passage
Le Mexique est un des principaux pays de transit de migrant·e·s au monde. Entre 150 000 et 400 000 personnes en situation irrégulière – les chiffres varient selon les sources – y entrent chaque année depuis le sud. Il s’agit principalement de ressortissant·e·s du Guatemala, du Honduras, du Salvador et du Nicaragua. Si certain·e·s visent le Mexique, qui est aussi un pays d’immigration, beaucoup continuent leur route vers les Etats-Unis et le Canada. Population vulnérable, les migrant·e·s ont subi de plein fouet la vague de violence emmenée par les cartels de la drogue qui a frappé le pays ces dernières années. Les violations des droits humains à leur encontre n’ont cessé d’augmenter: agressions, violences sexuelles, menaces, enlèvements à des fins d’extorsion de fonds, vols, disparitions. Selon la Commission nationale mexicaine des droits humains, plus de onze mille migrant·e·s ont été enlevé·e·s sur une période de six mois en 2010. Ces exactions se produisent souvent de connivence avec les autorités locales.