Philip Grant : « La lutte contre l’impunité ne doit pas être conçue seulement comme la capacité de mettre la main sur le ‘barbare’ de là-bas. » © AI
AMNESTY : Quel est l’instrument fondamental dans la lutte contre l’impunité ?
Philip Grant : L’organisation est essentiellement une organisation de juristes. Lors de la création de TRIAL, la Cour pénale internationale (CPI) venait d’entrer en vigueur, de pair avec l’arrestation du général Pinochet, en 1988 à Londres, cela indiquait l’efficacité du droit comme instrument de lutte contre l’impunité. Le droit a donc d’emblée été un instrument fondamental. Nous avons essayé de faire pénétrer le droit international de manière créative dans la pratique des tribunaux suisses, sans recourir forcément à un tribunal international.
Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?
Il y a des criminels internationaux présents en Suisse. Il faut d’abord les retrouver à travers un travail d’enquête fait de discussions avec des requérants d’asile ou des membres des diasporas de pays qui ont connu des crimes graves, par exemple. Souvent, les informations circulent dans ces milieux qui savent que tel tortionnaire ou criminel de guerre est présent en Suisse. C’était le cas par exemple de Félicien Kabuga, connu comme le financier du génocide rwandais, qui avait demandé l’asile en 1994 en Suisse. Une fois qu’on a retrouvé un criminel, c’est aux procureurs des cantons ou à ceux de la Confédération de faire leur travail. Les normes existent, il suffit de les mettre en œuvre.
Quelle peut être la contribution à la justice internationale d’une organisation comme la vôtre ?
D’après le principe de complémentarité, une instance comme la CPI ne poursuivra les auteurs principaux de crimes internationaux que si les autorités nationales ne s’en chargent pas elles-mêmes. Nous avons milité depuis le début afin que la Suisse se dote de règles suffisamment efficaces dans son code pénal pour permettre la poursuite de crimes internationaux en Suisse. Il s’agissait pour cela d’adopter une définition des crimes qui ne soit plus lacunaire et des règles de compétence universelle qui fonctionnent. Le principe de compétence universelle permet à un Etat qui n’est pas concerné par les crimes commis – soit qu’ils n’ont pas été commis sur son territoire, soit que l’auteur ou les victimes du crime ne sont pas ses ressortissants - d’être légitimé à poursuivre l’auteur de ces crimes. Dans ce domaine, qui recèle un fort potentiel à l’échelle internationale, nous avons obtenu des résultats tangibles. En Suisse, depuis janvier 2011, de nouvelles normes permettent de mieux punir les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ou les génocides, ce qui rend la poursuite plus efficace. C’est sur cette base par exemple que le général Khaled Nezzar, ancien ministre algérien de la Défense, a pu être arrêté à Genève en octobre de l’année passée.
TRIAL a aussi défendu des victimes de crimes internationaux.
Il y a deux manières de défendre les victimes. Cela peut être dans le cadre d’un procès contre un criminel présent en Suisse. Dans ce cas, comme dans n’importe quel procès pénal, la victime se constitue partie civile et essaie d’obtenir des réparations. Les victimes individuelles peuvent aussi s’en prendre à l’Etat auteur des violations en déposant des dossiers devant les instances internationales, comme la Cour européenne des droits de l’homme. Elles ont alors la possibilité d’attaquer leur Etat et d’obtenir des jugements ou des décisions. TRIAL défend actuellement plus de deux cents victimes dans le cadre de septante-cinq affaires différentes concernant l’Algérie, le Burundi, la Bosnie-Herzégovine, la Libye, le Népal et la Tunisie.
Quelles difficultés rencontrez-vous dans la défense des victimes ?
Il y a des difficultés d’ordre pratique dans le montage d’un dossier. Les victimes se trouvent parfois au bout de la planète, parlent une autre langue, n’ont pas de documents parce qu’elles ont fui un conflit armé, par exemple. Des difficultés liées à la protection, dans certains pays. Prenons un exemple. En 1994, en Algérie, un témoin avait été arrêté avec dix-sept autres jeunes hommes et mis dans un lieu de détention au milieu de l’été par quarante-cinq degrés. Tous sont morts, sauf lui ; les corps ont disparu. Nous défendons la famille d’une des victimes et savons que cet homme est prêt à témoigner. Mais il a peur car il est le seul survivant. S’il témoigne, les auteurs des crimes sauront que c’est lui.
Y a-t-il un dossier qui vous a plus particulièrement touché ?
Lorsque vous faites cinq ou six interviews de victimes bosniaques qui toutes vous racontent le même type d’histoire dramatique de leurs enfants qui ont été pris au hasard dans les rues, emmenés dans un camp et, quelques jours après, placés dans un bus, alignés au bord d’une falaise et exécutés d’une balle dans la tête, c’est lourd, évidemment. Mais cela donne aussi l’énergie d’aller de l’avant, car il est inacceptable que ces pratiques puissent rester impunies.
Votre jubilé coïncide avec l’entrée en fonction de la CPI. Comment jugez-vous le fonctionnement de cette cour ?
De manière diversifiée. Il n’y a eu qu’un jugement et une condamnation en dix ans qui, de plus, portait sur des faits relativement ciblés par rapport à ce dont on aurait pu accuser Thomas Lubanga. Mais la condamnation est importante, car nous avons à présent une décision d’une instance internationale sur le recrutement et l’emploi d’enfants-soldats. Par ailleurs, on ne connaîtra jamais l’effet préventif de cette cour. Est-ce que grâce à la CPI certains se disent : «il faut se calmer parce que c’est moi le prochain dans le box des accusés»? Enfin, la jurisprudence rendue dans le cadre de la CPI permet de clarifier toute une série de règles, le niveau de prévention nécessaire dans le cadre d’un conflit pour éviter des morts de civil·e·s, par exemple. Cela n’empêchera pas tout, pas plus que l’interdiction du viol et du meurtre dans les codes pénaux nationaux n’empêchent des meurtres et des viols. Mais si on n’avait pas ces règles-là, ces crimes seraient plus nombreux.
Quels sont les gros chantiers pour l’avenir ?
La lutte contre l’impunité ne doit pas être conçue seulement comme la capacité de mettre la main sur tel tortionnaire africain ou tel criminel de guerre algérien, le «barbare» de là-bas. Des acteurs présents en Suisse participent aussi à la commission de crimes. Beaucoup d’entreprises présentes en Suisse font du commerce dans le domaine des matières premières. Certaines d’entre elles les rachètent dans des zones de conflits, les raffinent pour essayer de les réinjecter dans le marché, en ayant perdu une bonne partie de leur traçabilité. N’y a-t-il pas là aussi une complicité dans le pillage, condamnée par le droit international ? Ces domaines-là sont nouveaux. Un champ d’action va être de tester la législation existante à l’aide de cas concrets pour voir si elle est suffisante ou si elle doit au contraire être renforcée. TRIAL travaille déjà sur de telles affaires.