Le 9 mai 2012, l’Argentine adopte une loi sur l’identité de genre, qui permet à toute personne de demander un changement d’état civil. Le 31 juillet 2012, enregistré à Buenos Aires, Tobias devient le premier bébé au monde officiellement reconnu comme l’enfant de deux pères. Deux petites révolutions qui marquent un tournant pour les droits des lesbiennes, gays, bi et transgenres (LGBT) en Argentine.
Depuis l’adoption de la loi sur l’identité de genre, plus de deux mille personnes transgenres et travesties ont pu changer de sexe sur leur carte d’identité, sans besoin de recourir à l’expertise d’un médecin ou à l’accord d’un juge. Aucun changement physique n’est nécessaire ; il suffit de se sentir femme pour obtenir un passeport avec la mention femme, idem pour ceux qui se sentent plutôt homme. Aucun autre pays au monde ne permet de changer aussi facilement de genre.
Quant à la reconnaissance de Tobias par ses deux papas, elle fait suite à une petite centaine d’enregistrements d’enfants par des couples de femmes, depuis 2010. Des enfants qui ont vu le jour pour la plupart après une procréation médicalement assistée. Les papas de Tobias ont pour leur part eu recours à une mère porteuse en Inde, ce qui n’est pas autorisé en Argentine. Une pratique qui pose des problèmes d’éthique ? «Beaucoup de couples conventionnels y ont recours lorsqu’ils ne parviennent pas à avoir d’enfants, se défend Alejandro Nassif Salum, secrétaire de la Federación Argentina LGBT (fédération argentine des personnes LGBT). Nous sommes d’accord avec cette démarche pour autant qu’elle respecte l’intégrité et la dignité de la mère porteuse.»
Les deux papas de Tobias ont été soutenus dans leur quête de paternité par une communauté LGBT très active. Pas moins de soixante organisations sont rassemblées au sein de la Federación Argentina LGBT. Quant à la loi sur l’identité de genre, elle a été préparée par les militant·e·s. «Nous avons nous-mêmes rédigé le projet de loi. Mais nous ne nous attendions pas à ce que le Congrès en accepte tous les points, avec une aussilarge majorité», s’étonne Alejandro Nassif Salum. Pour préparer le terrain politique, l’organisation a représenté devant la justice des trans qui demandaient que leur changement de sexe soit reconnu. «Cela nous a permis de lancer le débat dans les médias, puis dans les familles et dans la rue», rapporte Alejandro Nassif Salum.
Buenos Aires progressive
La rue, c’est surtout Buenos Aires. L’Argentine est un pays urbain, où plus d’une personne sur quatre vit dans la capitale. Ce qui s’y passe a un impact crucial sur la politique nationale. C’est Buenos Aires la première qui a accordé l’union aux personnes de même sexe en 2003 déjà, avant que le mariage homosexuel soit adopté au niveau national en 2010.
«Ce n’était pas vraiment une loi en faveur du mariage homosexuel, mais plutôt l’élimination de la référence au genre dans le mariage», précise Pablo Ben, chercheur sur l’histoire de la sexualité en Amérique latine, à l’Université de Chicago. La neutralité de genre, une obsession pour le gouvernement argentin qui avait alors décidé de modifier toutes les lois faisant référence à l’identité sexuelle. Dans la loi sur le mariage, cela s’est soldé par le remplacement des notions de mari et femme par le terme cónyugues (conjoints).
Mais les droits des LGBT ne datent pas de 2010. Ils ont pu s’implanter en Argentine en 1983 déjà, dès la fin du régime militaire. La communauté argentine homosexuelle revendiquait alors la libre pratique de la sexualité comme un droit humain, une revendication dont il n’a pas été question en Suisse avant les années 90. «En Argentine, les droits des LGBT ont fait partie intégrante de la transition démocratique. Personne n’osait s’y opposer, par peur d’être assimilé à la dictature déchue», analyse Pablo Ben.
Aujourd’hui, ce sont surtout les milieux religieux qui s’opposent aux droits des LGBT. L’Eglise catholique craint que le modèle familial traditionnel soit menacé. Mais à Buenos Aires, où le taux de divorces s’élève à plus de 50%, l’argument ne prend pas. «La plupart des gens ne se reconnaissent de toute façon pas dans la définition de la famille nucléaire conventionnelle», remarque Pablo Ben. Et lorsque l’évêque de Buenos Aires déclare la guerre sainte aux homosexuel·le·s, il n’est pas pris au sérieux.
Le genre ne fait pas débat
«Contrairement à l’Europe ou aux Etats-Unis, il n’y a pas de polarisation de l’opinion publique autour des enjeux liés au genre et à la sexualité. Les gens sont beaucoup plus attentifs à d’autres questions, économiques par exemple», estime Pablo Ben. Alors que les Argentin·e·s regardent d’un oeil plutôt détaché les avancées pour les droits des LGBT, les personnes lesbiennes, gays, bi et trans se sentent enhardies par les progrès politiques. «Depuis deux ans, on voit plus facilement des couples de même sexe se donner la main dans la rue, surtout des jeunes et des ados», remarque Alejandro Nassif Salum.
Tout n’est pas rose non plus et les discriminations envers les personnes LGBT sont encore bien présentes. L’Argentine reste secouée suite au meurtre, en 2010, d’une jeune lesbienne par le beau-père de sa copine. Et les militant·e·s font régulièrement face à des agressions verbales. L’égalité devant la loi doit encore se concrétiser sur le terrain.