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Souk Aldjoumoua, un quartier au cœur de Tripoli. Mohamed, trente-cinq ans, joint le geste à la parole pour dénoncer l’ineptie des autorités libyennes aux manettes du pays depuis deux ans. «Le nouveau régime peine à redonner fière allure à une capitale miséreuse et à reconstruire un pays en ruine et en plein tumulte», affirme cet ingénieur en pétrochimie qui a retroussé ses manches pour l’exemple. Epaulé par un groupe de citoyens bénévoles, Mohamed a réhabilité la rue principale qui traverse son quartier. L’axe de Tarik Ouled Elhaj a été déblayé et ripoliné. Les façades retapées. La chaussée asphaltée et des places de parking aménagées et numérotées. «Nous avons investi mille dollars et une semaine de travail pour embellir notre localité. Aujourd’hui, les Tripolitains de passage admirent notre belle avenue. De nombreux badauds s’étonnent et comparent notre rue à l’europe.» Sauf que ce bout d’europe ne dure… qu’un kilomètre. Après quoi, la capitale libyenne montre son vrai visage: rues éventrées, trottoirs ensablés, murs poussiéreux et circulation chaotique. «Pourtant, le budget de l’Etat se chiffre à soixante milliards de dollars pour l’année 2013. mais les Libyens ne savent toujours pas où passe tout cet argent», peste mohamed, qui a invité les autorités à s’inspirer de son projet citoyen.
Milices de la terreur
«Regardons la réalité en face: le pays est instable et ingérable. Notre quotidien se transforme en cauchemar qui fait fuir Libyens et investisseurs étrangers», tonne Fatim Al Mourabat. Cette universitaire de trente-cinq ans, qui a participé à la révolte sous le nom de Zahra Trabulssia, déplore la situation désastreuse dans une Libye libre mais en proie à l’insécurité et à la violence. Tripoli, comme les principales localités libyennes, est aux mains des milices armées. Après la chute de Mouammar Kadhafi, plus de deux cent mille anciens rebelles campent toujours sur les sites stratégiques, dans les écoles et les villas des chefs de l’ancien régime.
Les katibas (milices armées) se sont réparti le territoire. Elles font la loi et pointent leurs armes partout. «Dès la tombée du jour, nous entendons des tirs d’armes automatiques. Les gens ont peur», affirme Fatim Al Mourabat qui, chaque jour, brave le danger pour aller à l’université où elle prépare son master en sciences politiques. Abu Bikr Algharghouti, lui, a préféré quitter Tripoli après avoir été menacé de mort. «J’avais grand espoir de participer à l’édification de la nouvelle Libye.» mais il a vite déchanté. Cet intellectuel de quarante-trois ans, qui se présente comme un opposant indépendant, est retourné en Norvège où il anime le site «révolte 17 février» pour dénoncer un pays à la dérive, gangrené par la lutte des clans, la corruption et les trafics en tous genres. «A Misrata, des familles stockent des chars, des missiles et des caisses de munitions dans leur jardin. Plus étonnant encore, à Tripoli comme à Benghazi, il existe un souk où les gens vendent et achètent des armes de différents calibres sans être inquiétés», nous apprend-il.
Pire, alerte de son côté Mahmoud Tarsin, soixante-neuf ans, représentant d’un regroupement de la société civile de la capitale: «Rien que ces trois derniers mois, plus de sept cents personnes ont été enlevées, dont soixante femmes. Chaque jour, des individus sont exécutés.» Les bandes armées ciblent aussi les politiciens et les journalistes. Ainsi, le président du Parlement, Mohamed el-Megaryef, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. «Il y a des règlements de comptes, du banditisme et des querelles entre milices.» Un ex-ambassadeur libyen en Europe noircit ce tableau, déjà bien sombre. «Qu’attendre d’un pays qui fonctionne depuis deux ans sans armée, sans police et sans justice, et qui en plus paye chaque milicien mille dollars par mois?»
Arrestations arbitraires
Les katibas se sont également transformées en gardiennes de la morale islamique. Elles jettent en prison les personnes suspectées de consommer de l’alcool et les «rééduquent» en les obligeant à réciter le coran. Aujourd’hui, de nombreuses organisations de droits de l’homme dénoncent les arrestations arbitraires et la torture. Pour Fatim Al Mourabat, «il est urgent de fermer ces prisons et juger les forces de sécurité de l’ancien régime, les proches de Kadhafi et les mercenaires étrangers. Il faut aussi libérer les migrants africains, maltraités et menacés de mort. Mais pour cela, la Libye a besoin d’un Etat de droit et d’une justice crédible.»
Débordés, le gouvernement et le Congrès national général (Parlement) tentent de rétablir leur autorité. Pour l’heure, ils semblent dépassés par l’ampleur de la tâche. «Il sera difficile d’écarter les milices sans contrepartie. Tripoli a déjà dépensé plus de dix milliards de dollars pour payer ces combattants, devenus des héros très encombrants», assure Abu Bikr. En même temps, l’Etat se montre un peu plus ferme en adoptant une loi criminalisant la torture et le rapt. Mais cela suffira-t-il à restaurer l’ordre dans un pays marqué par les divisions politiques et les disputes tribales?
A la croisée des chemins
Deux ans après la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye se retrouve à la croisée des chemins. Le Congrès général national, élu en juillet 2012 et dominé par les nationalistes, les islamistes et les indépendants, bute sur la rédaction de la Constitution sur la base de laquelle de nouvelles élections doivent être organisées. «Là encore, c’est mal parti», regrette Mahmoud Tarsin. Les députés ont plombé le climat politique en votant la loi d’exclusion qui précise les critères permettant d’écarter de la vie civique tous ceux qui ont travaillé pour Kadhafi. «C’est une opération d’épuration et une atteinte flagrante aux droits de l’homme, souligne Mahmoud Tarsin, qui a passé trente-six ans d’exil en Amérique. En l’état, cette loi a pour effet d’exclure de la vie politique la majorité des Libyens, à commencer par le chef du Parlement, el-Megaryef, et l’actuel premier ministre, Zeidan (tous deux ex-diplomates de Kadhafi). La Libye navigue dans le flou et n’a pas encore atteint le fond du précipice… »