MAGAZINE AMNESTY Brésil Un développement vorace

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°74, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2013.
Les récentes manifestations au Brésil, déclenchées par l’augmentation des prix du transport, révèlent les limites du modèle de développement brésilien. Santé, éducation, transport, sécurité et justice, autant de domaines où les besoins élémentaires ne sont pas remplis. Autant de motifs d’insatisfaction. Interview d’Atila Roque, directeur d’Amnesty Brésil. Propos recueillis par Nadia Boehlen

Atila Atila Roque © AI

AMNESTY : Comment analysez-vous les récentes manifestations qui ont eu lieu au Brésil?

Atila Roque: Ces mani­festations reflètent un sentiment d’insatis­faction présent dans différentes sphères de la société brésilienne, sentiment qui a ren­contré un point de convergence dans la revendication liée au prix des transports. La manière dont le gouvernement y a répondu dans un premier temps a exa­cerbé le mouvement de protestation. La police a fait un usage excessif de la force envers des personnes qui protestaient de manière pacifique. Par ailleurs, le discours des autorités, y compris dans la sphère fédérale, a été de discréditer les protestataires en les traitant de vandales. Cela a généré un sentiment de solidarité envers les manifestants.

Un mouvement de société plus pro­fond explique cette vague de mécon­tentement.

Oui, ces manifestations sont un indica­teur important du grand déficit de droits et de justice qui existe au Brésil. C’est vrai en particulier dans les périphéries urbaines, où la jeunesse noire est très touchée par les violences policières. L’indice d’homi­cides est beaucoup plus élevé chez les jeunes noirs que dans le reste de la popu­lation. C’est inadmissible pour un pays de la dimension et de l’importance du Brésil. Les dysfonctionnements sont également énormes dans les domaines de la santé, de l’éducation, des logements et du trans­port. Enfin, le déficit de représentation est patent. une grande partie de la population ne se reconnaît pas dans les institutions, l’Etat, le Parlement et les partis politiques.

La préparation de la Coupe du monde de football et des Jeux Olympiques a exacerbé le mécontentement de la population.

Ces évènements suscitent un sentiment ambigu. La population est fière que le Brésil accueille des manifestations d’une telle importance. Mais cela s’accompagne d’un sentiment d’exclusion. Beaucoup ne peuvent acheter les entrées dans les stades, trop chères. Des investissements publics sont affectés à des chantiers dont seule une petite minorité bénéficie, alors qu’ils pourraient être alloués à certains secteurs comme les transports publics. La population n’est pas contre ces évè­nements, mais elle a conscience qu’ils pourraient être un facteur aggravant d’ex­clusion sociale. Elle est consciente que la redistribution des bénéfices liés à ces évènements est inégale. De plus, les chan­tiers engendrent des violations des droits humains, notamment lorsque des com­munautés sont expulsées de leur habitat pour faire place à de nouvelles infras­tructures, sans être consultées, averties à temps et sans recevoir de compensation.

Au Brésil, des manifestant·e·s ont dési­gné les mouvements de protestation comme le «Printemps tropical». Quelles similitudes y a-t-il entre le «Printemps arabe» et le mouvement brésilien ?

Je pense que le parallèle peut être fait du point de vue de l’explosion du nombre de personnes qui descendent dans la rue pour protester à partir d’un évènement ponctuel. Mais il s’arrête là, parce que le Brésil est sorti de la dictature dans les années 1980. Il est passé par une longue transition pour consolider un ordre démocratique sur lequel les gens peuvent s’appuyer dans la lutte pour leurs droits. Les récentes manifestations peuvent aussi être vues comme une expression des acquis démocratiques au Brésil.

Comment considérez-vous les mesures prises par les autorités en lien avec le mouvement de protestation ?

Le gouvernement a eu peur. Le mouve­ment a alerté les différentes institutions publiques quant à leur capacité de repré­sentation. Les sphères dirigeantes ont com­mencé par ignorer, dénigrer le mouvement de protestation. Puis elles ont cédé sur la question de la hausse des prix des trans­ports. Plusieurs villes ont rapidement pris la décision d’y renoncer. C’est une victoire très importante, qui indique que quand la société s’exprime avec force, les dirigeants doivent prêter attention. Autre élément positif, le discours officiel a évolué dans le sens d’une valorisation du mouvement. Après quelques jours, la présidente Dilma Rousseff a déclaré que ce mouvement était important et qu’il fallait en considérer les revendications. Elle a élaboré un plan d’ac­tion allant dans ce sens.

Au-delà de ce mouvement, le Brésil a fait des progrès importants dans cer­tains aspects des droits humains, c’est le cas en matière d’impunité ?

Il y a eu des avancées. La mise en place de dispositifs légaux pour ce qui touche à la violence contre les femmes, au contrôle sur les formes de travail esclavagistes ou infantiles et à la discrimination raciste sont des victoires importantes. Au niveau de la politique de sécurité, les autorités prennent conscience qu’il faut changer la manière d’agir de la police. Des expé­riences dans ce sens sont mises en place sur le terrain. Enfin, le Brésil a installé sa Commission de la vérité en relation à la dictature, qui permettra de revisiter les crimes du passé et faire en sorte qu’ils ne se reproduisent plus. Mais tous les crimes ne sont pas pour autant poursuivis. La législation existe, mais la justice est lente et, au final, entretient l’impunité. La police également est responsable de beaucoup de violations des droits humains.

Le développement et la croissance économique, très poussés au Brésil, entrent en conflit avec de nombreux droits humains.

C’est sans doute le plus grand défi du Brésil aujourd’hui. Comment met-on en adéquation démocratie, développement et droits humains ? Quel développement souhaitons-nous avoir ? un développe­ment qui va approfondir l’exclusion et la violence, ou faire reconnaître les droits des populations et réduire les inégalités? Le Brésil a accompli des avancées impor­tantes dans les résultats économiques, la réduction de la pauvreté et l’incorpora­tion d’une grande partie de la population au marché de consommation. Mais ces avancées ont été accompagnées d’une vision du développement, de ce qu’est une nation moderne et influente, qui déconsidère largement l’agenda des droits humains. nous assistons à une poussée développementaliste très vorace et encline à violer des droits. C’est très clair en ce qui concerne les droits des indigènes, par exemple, souvent victimes de l’accapare­ment des terres ou d’expulsions forcées. La question de l’inégalité, du fossé entre ceux qui ont beaucoup et presque rien, demeure elle aussi largement irrésolue.

Le Brésil est devenu une grande puis­sance. Quelle est sa responsabilité en termes de politique extérieure ?

Si le Brésil veut être un acteur signi­ficatif sur la scène de la gouvernance globale, il doit traduire dans sa politique étrangère ce qui est consacré dans sa Constitution, dans son discours autour de la justice sociale, de l’égalité et de la démocratie. Il ne peut donc se permettre d’être complice de violations des droits humains sur le plan international.