Le 23 juillet 1983, une attaque des tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) contre une unité militaire à Jaffna coûte la vie à treize soldats. Le gouvernement du Sri Lanka autorise le transport des corps à Colombo pour un enterrement public. La nouvelle du décès des soldats et de leur ensevelissement donne lieu, en représailles contre la communauté tamoule, au déclenchement du Pogrom du juillet noir : une vague de soulèvements violents et meurtriers contre les tamoul·e·s. Comme le rappelle Sunanda Deshapriya, journaliste cinghalais exilé à Genève, «le soutien indirect de la police et des forces armées aux émeutes, et le fait que l’autorité politique y consente, a créé un climat propice à des violences contre les tamoul·e·s dans l’ensemble du pays. Des milliers d’entreprises et de propriétés tamoules ont été détruites. Des centaines de tamoul·e·s innocent·e·s ont été tué·e·s, dans certains cas brûlé·e·s.» Le Pogrom du juillet noir marque le début de la guerre civile au Sri Lanka. Les origines du conflit remontent à la période coloniale. «Lors des négociations qui dessinent les contours de l’indépendance sri lankaise, la Grande-Bretagne échoue à mettre en place la demande d’égalité des droits des tamoul·e·s dans un contexte de majorité cinghalaise. En 1948, le Sri Lanka devient une démocratie dirigée par des partis à dominante cinghalaise. Aucune des constitutions promulguées depuis l’indépendance (1948, 1972 et 1978) ne parvient à établir un partage du pouvoir satisfaisant pour les communautés minoritaires», analyse Sunanda Deshapriya. «Au début du conflit, on compte des dizaines de mouvements militants tamouls qui s’appuient sur des idéologies de gauche et nationalistes. Par la suite, les LTTE deviennent le seul groupe militant tamoul, détruisant pour cela d’autres groupes et tuant des centaines de combattants.»
Un conflit meurtrier
Pendant les trois décennies que dure le conflit, chaque partie prendra tour à tour le dessus. Des dizaines d’accords de cessez-le-feu et de négociations de paix, parrainés par l’Inde et des démocraties occidentales, échoueront. En 2002, la médiation du gouvernement norvégien aboutit à un dernier processus de paix, caduc dès 2005. Fin 2008, de puissantes offensives gouvernementales font reculer les LTTE, qui contrôlent la côte ouest de l’île, à une zone circonscrite dans le nord. Les organisations humanitaires et les journalistes évacuent les lieux dès l’automne 2008, à la demande du gouvernement. En janvier 2009, l’armée sri lankaise s’empare de Kilinochchi, le chef-lieu des tigres. Les civil·e·s se trouvent pris·es en étau dans les zones de combat, les tigres les empêchant de fuir les zones qu’ils contrôlent. Jusqu’à la déclaration formelle de cessation des hostilités, le 18 mai 2009, le conflit tue des centaines de personnes par jour. «Il s’agit de l’opération militaire la plus meurtrière du nouveau millénaire, dans l’intensité et la rapidité des meurtres. Entre quarante et septante mille civil·e·s sont abattu·e·s en cinq mois», constate Frances Harrison, correspondante de la BBC au Sri Lanka au moment du conflit.
Des crimes documentés
Un film et un ouvrage récents restituent l’enfer des derniers mois de combat et attestent l’ampleur des crimes de guerre commis par l’armée sri lankaise. Le documentaire No Fire Zone (Zone de cessez-lefeu), monté à partir de séquences filmées sur des téléphones portables ou des appareils photos, plonge dans l’intimité des victimes et des auteurs de ces crimes. Les images de civil·e·s, parmi lesquel·le·s des femmes et des enfants, tué·e·s et blessé·e·s dans ce que le gouvernement a pourtant érigé en Zone de cessez-le-feu, ou celles qui montrent le degré de désinhibition avec lequel les soldats gouvernementaux exécutent leurs victimes, constituent des preuves accablantes. Le livre de Frances Harrison, Still Counting the Dead (on compte encore les morts), relate la réalité du conflit à travers une dizaine de témoignages, dont celui, édifiant, d’un médecin tamoul. «Chaque fois qu’un hôpital de fortune était déplacé pour échapper aux bombardements, le médecin peignait une grande croix rouge sur le toit. Les médecins savaient que le gouvernement utilisait des drones qui survolaient leurs têtes durant la journée […] Par sécurité, les administrateurs du service de santé transmettaient aussi les coordonnées des nouveaux hôpitaux à la Croix-Rouge, pour qu’elle puisse les transmettre à l’armée. Ils pensaient que ça les protègerait […] Chaque fois les hôpitaux étaient attaqués […] Ils en tirèrent une leçon. Cinq hôpitaux plus petits subsistaient, sans croix rouges peintes sur le toit, et dont ils ne communiquèrent jamais l’emplacement à l’armée ou à la Croix-Rouge. Aucun de ces cinq bâtiments n’a jamais été bombardé.» Entre le 20 janvier et le 31 mars 2009, septante-huit pour cent des morts civiles ont lieu dans la Zone de cessez-le feu (selon les chiffres de l'ONU). A la fin du conflit, 265000 personnes déplacées sont enregistrées dans des camps (selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés).
«L’ONU aurait dû transférer son personnel plus à l’intérieur des zones rebelles au lieu de l’évacuer, juge Frances Harrison. Elle n’a rien fait pour protéger les dizaines de milliers de civil·e·s retenu·e·s aux côtés des tigres. Lors de la première session après la guerre, le Conseil des droits de l’homme a même félicité le gouvernement sri lankais pour sa victoire sur les terroristes. » Depuis lors, l’ONU a adopté deux résolutions appelant Colombo à répondre aux allégations de crimes de guerre et à établir les responsabilités dans une perspective de réconciliation nationale. «Mais le gouvernement se contente de dissimuler les faits et de repousser les mesures à prendre. Il a mené sa propre enquête avec un mandat lacunaire et des auteur·e·s présentant des conflits d’intérêts. Il a exonéré l’armée. Le Sri Lanka espère que le monde va oublier.»
Les violations perdurent
«Aujourd’hui, les tamoul·e·s demeurent une minorité dominée. Leurs droits politiques ne sont pas respectés. Cette population vit dans un environnement militarisé, dans la peur constante d’intimidations et de menaces», estime Sunanda Deshapriya. Seize des dix-huit divisions de l’armée sri lankaise sont stationnées dans les zones tamoules du nord (d'après les chiffres de l'ONG Sri Lanka Campaign). Les zones reprises aux LTTE sont redessinées ethniquement : des familles cinghalaises sont installées sur d’anciennes terres tamoules, les temples hindous sont détruits, les noms des rues et des magasins changent (d'après les propos tenus par Benjamin Dix, employé de l'ONU au Sri Lanka jusqu'en septembre 2008 dans le cadre du document No Fire Zone). Aux yeux de Frances Harrison, le conflit n’est en aucun cas terminé: «récemment, j’ai parlé avec un groupe de médecins britanniques qui m’ont décrit trente-et-un cas de demandeurs d’asile tamouls marqués sur le dos avec des tiges métalliques brûlantes. J’ai aussi rencontré des jeunes filles tamoules suicidaires, qui m’ont décrit comment elles ont été, pendant des semaines, violées par plusieurs hommes dans des postes de police, battues, affamées et nourries avec de la nourriture mélangée à des excréments.» selon Patrick Walder, responsable de campagne Sri Lanka à la section suisse d'Amnesty International, les Tamoul·e·s du Nord et de l'Est du pays sont particulièrement menacé·e·s. Le risque est très important pour les individus suspectés par le gouvernement d’avoir un lien avec les Tigres d’être arbitrairement arrêtés et torturés.» Leur situation a peu de chances de s’améliorer dans un contexte où des mesures de plus en plus répressives sont adoptées à l’encontre des personnes critiques envers le régime. «Au Sri Lanka, les journalistes indépendant·e·s, les défenseurs et défenseuses des droits humains et les opposant·e·s sont systématiquement persécuté·e·s, tous comme les témoins de violations des droits humains ou de crimes de guerre. Dans ces conditions, il est essentiel que les Nations unies observent de façon permanente la situation des droits humains et prennent des mesures pour assurer la protection des personnes menacées.»