Des dizaines de milliers de personnes déplacées suite à la guerre sont toujours hébergées dans les camps. © DR
Des dizaines de milliers de personnes déplacées suite à la guerre sont toujours hébergées dans les camps. © DR

MAGAZINE AMNESTY Sri Lanka «Une prison à ciel ouvert»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°74, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2013.
Menaces, intimidations, emprisonnements arbitraires supervisés par le pouvoir : près de quatre ans après la fin de la guerre civile, la répression s’intensifie au Sri Lanka, qui se rêve pourtant comme un nouveau paradis touristique. Dans ce contexte, les Tamoul·e·s demeurent une minorité soumise, en proie aux brimades. Pourtant, au sein de la population, la volonté de dépasser le conflit est palpable. Reportage. Par Tiphaine Bühler, journaliste indépendante

Dans la piscine d’un hôtel de Giritale, au centre du pays, des enfants britanniques batifolent, alors qu’un inter­prète sri lankais du CICR nage. Depuis vingt-trois ans, le traducteur visite les camps militaires de l’île pour parler des droits humains. Il croit en la réconciliation malgré les cen­taines de milliers de morts et déplacés depuis le début du conflit. «Je ne suis pas là pour juger. Des atrocités, il y en a eu dans tous les camps, tempère le polyglotte. Même si la guerre est terminée, il reste énormément de militaires habi­tués à la violence. Je leur explique comment parler aux civils, comment retrouver le dialogue avec quelqu’un qu’on a toujours considéré comme un ennemi. Ce n’est pas facile. Mais qu’on soit en temps de guerre ou de paix, il y a des règles à respecter.»

Viols par centaines

Les codes humains semblent avoir disparu dans le nord. De janvier à avril 2013, on y dénombre trois cents viols par des militaires sur des adoles­centes tamoules âgées de douze à seize ans, selon la chaîne de télévision Channel Four. «On est des morts vivants, dénonce une mère de famille tamoule qui préfère taire son nom. La fin de la guerre n’a rien changé. C’est encore pire. On est libres, mais on ne peut rien dire. Si on veut quelque chose, que ce soit pour nos enfants ou notre santé, c’est à l’armée qu’on doit s’adresser. Vous trouvez ça normal? Les militaires cinghalais nous mettent enceintes pour mélanger les sangs. Ainsi, l’indé­pendance du Nord n’aura plus de sens.» D’autres observent que la seule chose qui a cessé, ce sont les bombardements, pas les morts. C’est désormais silencieux, les gens disparaissent. Lorsqu’on lui demande des comptes, le gouvernement rap­pelle par voie de presse qu’il est autorisé, de par son Prevention of Terrorism Act (Loi sur la prévention du terrorisme), à garder dans ses prisons les potentiels terroristes, même sans charge ni jugement, et qu’aucune opération des troupes armées n’a jamais été répertoriée dans les zones touristiques. Lapsus qui confirme qu’ailleurs de telles actions d’intimidation existent.

Signe de cette politique de répression, le nombre de sol­dats en activité n’a pas changé depuis la fin de la guerre. Les camps militaires jalonnent le pays entier. La population y est habituée. «Ceux qui restent dans l’armée gagnent trois mille roupies (vingt-cinq francs) par mois en plus d’être nourris et logés. Et surtout, ils s’assurent une rente à cinquante ans, explique Imran, un guide musulman parlant tamoul et cin­ghalais. Désormais, beaucoup de militaires travaillent pour sécuriser les sites touristiques.»

Si, par son attitude, le gouvernement ravive les animosi­tés, une grande partie des autochtones souhaitent tourner la page du conflit, comme en témoigne Fernandez, un Cingha­lais de trente ans vivant désormais à Colombo. «Beaucoup font l’amalgame et pensent que les tamouls sont des terro­ristes. Ce n’est pas le cas, insiste-t-il. Je suis Cinghalais et j’ai grandi dans une zone tamoule du Nord-Est. J’ai suivi l’école en tamoul et mes amis viennent des deux communautés. Le problème, c’est le gouvernement. Les élections sont une mystification. Techniquement, n’importe qui peut être élu ou candidat, mais il y a tellement de corruption que seuls l’em­portent ceux qui arrosent le pouvoir et leur électorat. Cela ne laisse guère de place à une vraie opposition.»

Minorité inquiète

Les inquiétudes de la minorité tamoule face à l’avenir se retrouvent dans les plantations de thé du centre, où travaillent une majorité de femmes tamoules. Ces dernières ne voient pas leurs conditions de vie s’améliorer depuis la fin de la guerre. Au contraire. «Nous sommes payés entre quatre cents et cinq cents roupies par jour (trois francs cinquante). Nous sommes logés à sept familles dans un même appartement, explique une cueilleuse de thé de la région de Ramboda. J’ai été blessée au bras par une machine, alors je ne peux plus cueillir les quinze kilos de feuilles de thé par jour qu’on nous demande. Je ne reçois plus de salaire et aucune indemnité. Mais je suis autorisée à rester dans la plantation. Je ne sais pas pour combien de temps. Car depuis 2009, il y a beaucoup plus de monde qui cherche un emploi, et les conditions sont devenues plus difficiles.»

Parallèlement, des tensions naissent au sein même de la communauté tamoule avec le retour au pays des réfugiés accueillis temporairement en Europe ou ailleurs. Pour une partie de la population, le soutien d’Etats tels que la Suisse à certaines familles de réfugiés tamouls est mal compris, même au sein de leur propre collectivité. Pendant le conflit offi­ciel, cette aide était même parfois perçue comme un moyen de financer des armes. Un enseignant de Jaffna souligne le fossé qui s’est créé entre les émigrants et ceux qui ont sup­porté la guerre sans partir. «Les gens qui ont fui en Suisse ou au Canada reviennent peu à peu, observe le professeur. Ils découvrent que leur pays a changé en quinze ans. Leur maison n’est plus là ou quelqu’un d’autre y habite. Ils n’ont pas de travail et leur cœur est rempli d’une violence entretenue par leurs propres souvenirs, ainsi que par les médias. Nous, nous sommes restés. Nous avons aussi tout perdu à un moment ou à un autre. Nous avons dépassé ce stade et nous tentons de construire l’avenir. Ce n’est pas facile, mais nous ne sommes pas pleins de haine. Nous commençons à voyager dans notre pays. Le nombre de naissances augmente, les couples peuvent se montrer, la guerre n’est plus omniprésente.»

Personnes déplacées

Pour faire oublier les morts et les craintes, le gouvernement mise aujourd’hui sur le tou­risme, à coups de bulldozers et de déplacements de quartiers entiers. Mais, signe d’un passé encore très présent, un nou­veau charnier a été découvert il y a quelques semaines lors de la construction d’un complexe balnéaire à Batticaloa, sur la côte est. Le président Mahinda Rajapakse investit en masse, surtout dans le Sud. Il veut faire d’Hambantota la nouvelle capitale. L’aéroport a ouvert en avril et vise à remplacer celui de Colombo. Une autoroute reliant les deux villes doit être ter­minée en six mois. «C’est le fief du parti du président, explique Imran, né ici-même. Il veut en faire une petite Singapour. Un port gigantesque vient d’être achevé, en partie financé par les Chinois, intéressés par une halte au Sri Lanka sur leur trajet vers l’Afrique. Pour développer cette zone, des centaines de maisons seront détruites. Près de sept cents personnes ont été déplacées. Au début, il y avait des oppositions, mais le gouver­nement reloge les habitants et leur donne de l’argent. Alors, ils finissent par se taire.» Partout, les affiches du président avec un avion au-dessus de la tête et la promesse d’un développe­ment rapide. C’est surtout une redirection de l’économie du pays vers le Sud.

Aujourd’hui, soixante mille déplacés de la guerre sont tou­jours hébergés dans des camps. Le retour à une égalité entre les communautés n’est de loin pas gagné, même si désor­mais les populations osent davantage se déplacer sur leur île. «La fin de la guerre a changé une seule chose : on a moins peur de laisser notre maison quelques jours. on sait qu’elle n’aura pas explosé sous une bombe», explique froidement une femme de la région de Trincomalee. Ironie sans doute, une famille de réfugiés pakistanais catholiques, ayant fui au Sri Lanka il y a trois ans, en parle comme une terre de liberté où tout est possible.