Yangon. L’abolition des taxes sur les véhicules a engendré une augmentation notable du trafic. © Matthieu Zellweger
Yangon. L’abolition des taxes sur les véhicules a engendré une augmentation notable du trafic. © Matthieu Zellweger

MAGAZINE AMNESTY Myanmar De Rangoon à Yangon

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°75, publié par la Section suisse d’Amnesty International, décembre 2013.
De l’aéroport à l’hôtel, entre les années 1990 et 2013, le grand écart du Myanmar se poursuit. De réformes en changements, de suspicions en fragiles relations de confiance, le pays bouge, tout doucement. Par Matthieu Zellweger, de retour du Myanmar

L’aéroport est encore en vue à travers la lunette arrière du taxi ; le chauffeur m’a tendu un porte-clés avec une effigie. Une femme. La Dame. Bien sûr que je la connais. Je me suis promis de ne pas parler de politique. La religion, passe encore, dans un pays aussi profondément spirituel, mais la politique, ça non.

Me voilà emprunté. «Oui, je crois avoir entendu parler d’elle, c’est la Dame de Rangoon.» Le terme fleure bon l’époque révolue où le Myanmar était la Birmanie, Yangon était Rangoon, la capitale de ce joyau de pays. Aux yeux de mon chauffeur, la Dame était l’Espoir, le Futur.

Il parle un anglais magnifique, et il me conduit cette fois encore à mon hôtel, dans le centre. Il en a vu des changements, au cours de sa vie. Mais surtout, il a vécu les dix-huit derniers mois, depuis mon dernier voyage. A l’époque, il m’avait tendu ce fameux porte-clés à peine avions-nous quitté l’aéroport.

Il me parle de ces changements, ceux que la communauté internationale appelle de ses vœux. Il est éduqué. Il a vécu à l’étranger. Il a connu les différents régimes – les Britanniques, l’indépendance, l’économie socialiste planifiée, la dictature militaire… Alors aujourd’hui, l’ouverture, ça le laisse songeur. Ce qui le frappe surtout, c’est qu’il y a plus de trafic. Plus qu’il y a dix-huit mois. Plus qu’il y a cinq ans. Plus de bouchons, plus de voitures, plus de pollution. Des voitures chinoises surtout, dont la qualité le rebute, lui qui a connu les belles machines, les produits de bonne qualité, pas les engins bon marché dont les routes débordent.

Il s’engage sur la route principale qui descend au cœur de la ville. Aux abords, les échoppes se suivent et se ressemblent. Ses parents tenaient une échoppe similaire. Ses grands-parents cultivaient le riz. Ses enfants étudient aux Etats-Unis. Ironie de la vie, son épouse et lui sont revenus au pays après tant d’années. L’appel de la terre, sans doute, cette terre si chère aux Birmans.

Bien sûr, les choses ont changé. Il y a plus de voitures parce que les taxes ont été abolies. Une initiative du gouvernement, dit-il. Ces taxes qui bridaient toute initiative et ne cultivaient que les combines en marge de la loi. Maintenant il peut se permettre d’acheter une voiture. Une voiture pour lui, en plus de celle qu’il utilise pour les clients. Mais il reste perplexe. Pourquoi peut-il acheter un véhicule si facilement, mais pas un téléphone mobile? Pourquoi ne peut-il accéder librement à internet? Les civils qui gouvernent, ceux qui ont déposé l’uniforme pour un costume trois-pièces, ont-ils d’autres priorités? Fallait-il vraiment au plus vite supprimer ces taxes qui rendaient le prix d’une voiture prohibitif? La diminution des inégalités entre Birmans et autres groupes ethniques n’était-elle pas plus urgente? C’est que les villes des plaines du Myanmar central sont en grande partie peuplées de Birmans. Les autres groupes ethniques habitent les régions périphériques, montagneuses. Les tensions entre le centre et la périphérie, ne sont-elles pas justement la source de tous les problèmes du pays?

Espoirs fanés

Elle les a un peu laissés sur leur faim. Elle était le Futur. L’Espoir. Elle allait être la Présidente de cœur de tous les habitants du Myanmar. Maintenant, elle suit la ligne du gouvernement quand il faudrait s’insurger, et se tait quand il faudrait dénoncer. Bien sûr, elle a passé toutes ces années en résidence surveillée, mais à quoi bon si elle ne fait que défendre les intérêts du régime ? Peut-être qu’elle a les mains trop fermement liées, maintenant. Peut-être qu’Ils l’ont persuadée que ces vaines promesses d’investissements massifs, ces vœux pieux d’abolir la pauvreté avant les élections de 2015, tout cela n’était pas réaliste. Peut-être qu’elle n’a pas osé. Après tout, son père en était. L’armée. Si puissante. Surtout à l’intérieur du pays. Intouchable.

Il me parle de son plus jeune fils, le seul qui ne soit pas à l’étranger. Il sert dans l’armée, dans une zone peuplée par une minorité. Facile, depuis Yangon, d’oublier que le pays est encore en guerre civile dans bien des régions, et que le gouvernement central ne contrôle que les fertiles plaines du Myanmar central. Facile d’oublier toutes ces régions montagneuses qui forment une mosaïque non birmane, ces régions riches de ressources et nourries de trafics divers qui échappent au pouvoir central.

Son fils lui raconte. Les violences, parfois; les fois où l’armée laisse faire, souvent; les vexations subies par son cher collègue, son compagnon de chambrée, qui a été subitement expulsé de l’Armée  parce qu’il était d’un groupe ethnique minoritaire, dont les dirigeants s’étaient opposés au gouvernement central. Pourtant son collègue était bon camarade, et un ingénieur capable. Expulsé, comme ça, du jour au lendemain, sans vraie raison.

Une société plus apaisée

mag75_Myanmar2.jpg La religion tient une place considérable dans la vie des Birman•e•s. © Matthieu Zellweger

Mon chauffeur a quand même moins peur de nos jours. A l’époque, il fallait se méfier des policiers, des militaires, et surtout des services secrets. On pouvait se faire aborder n’importe où, à n’importe quel moment. Comme il était sur la route en permanence, il devait faire attention. A ne pas se faire remarquer, à qui il parlait, à ce qu’il disait. De nos jours, les policiers sont inoffensifs et les services secrets moins présents. Peut-être parce qu’aujourd’hui, ils ont tellement plus à faire avec le trafic. Du coup, Yangon est devenue une ville bien plus agréable à vivre, si ce n’étaient les embouteillages quotidiens et la flambée des prix…

Mais parfois il se demande : tous ces changements sont-ils pérennes? Est-ce que tout va dans la bonne direction ? Parfois aussi, il sourit de la naïveté des Occidentaux. Comme si le pays allait sortir de décennies d’isolement et de régime autoritaire et devenir une démocratie modèle du jour au lendemain. Ça prendra du temps. Trente ans, disent-ils, pour arriver là où en est la Thaïlande actuellement. Et encore, en admettant qu’il n’y ait pas de cahots le long du chemin.

Les choses se feront au rythme qui convient au pays. Après tout, de plus en plus de prisonniers politiques sont libérés, et le mouvement semble sincère. Ou était-ce parce que le Président se rendait à la Maison Blanche? Bien sûr, il reste encore bien des prisonniers politiques dans les geôles gouvernementales, et ceux libérés sont sûrement encore surveillés. Mais le Président semble sincère dans sa démarche. Ses réformes, toutes anecdotiques qu’elles puissent sembler, sont mises en œuvre et produisent leurs effets. Il votera peut-être pour lui en 2015. Peut-être que le pays a juste besoin de temps, de soutien, et de ressources.