A l’âge de dix-sept ans, Marina* est tombée amoureuse d’une jeune femme de son village. «Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait, raconte-t-elle. Je n’avais pas de mots pour cela. Pour désigner les lesbiennes, je ne connaissais que des injures. » Lorsque ses parents ont soupçonné quelque chose, ils l’ont battue, enfermée et cherché à la faire interner dans une institution psychiatrique, avant de la cacher quelque temps chez des amis, loin de chez elle. Motif officiel : toxicomanie. Ça sonnait mieux que lesbienne.
Marina s’est enfuie. Elle a vécu dans une ville de près de quatre cent mille habitant·e·s, mais n’osait pas se montrer dans la rue main dans la main avec son amie Tanja*. Les deux jeunes femmes se voyaient en secret sur le toit d’un immeuble en ruine, dont la hauteur vertigineuse les protégeait des regards indiscrets. Puis Marina et Tanja sont parties vers la liberté et l’anonymat de la métropole, à Saint-Pétersbourg, loin du village de leurs parents où toute apparition en public les exposait au danger. «Dieu fasse que les voisins n’apprennent rien», disaient toujours les parents.
En Russie, beaucoup considèrent les personnes appartenant à des minorités sexuelles comme malades, perverses ou dangereuses. C’est à peine si quelques critiques se sont élevées contre une loi qui, selon la terminologie officielle, est censée interdire la «propagande» pour l’homosexualité auprès des mineur·e·s. En réalité, elle présente les homosexuel·le·s comme des individus anormaux et dangereux. Le président Vladimir Poutine l’a signée en juin dernier. Depuis, les nationalistes et les extrémistes religieux se considèrent comme les représentant·e·s légitimes de la volonté populaire. Dans la rue, le nombre d’attaques verbales augmente, raconte Marina. Elle s’engage dans l’organisation pétersbourgeoise Coming Out pour les droits des lesbiennes, gays, bisexuel·le·s, transgenres et intersexué·e·s (LGBTI). Situé au centre de Saint-Pétersbourg, le bureau de l’organisation non gouvernementale regorge d’ordinateurs, de brochures et d’assiettes de biscuits. Des affiches faites maison s’empilent derrière un rideau : «J’aime mon fils gay. Doit-il devenir un paria?»
En regardant dans la cour intérieure, on tombe sur un store aux couleurs de l’arc-en-ciel à la fenêtre d’en face. C’est là qu’une organisation amie, le festival du film LGBTI, a ses locaux. Elle est, comme Coming Out, menacée de fermeture. Ces deux organisations sont dans le collimateur de la loi sur les «agents étrangers». Coming Out ne trouve pas de sponsors en Russie. Un appel de fonds ne rapporte que cent vingt francs – juste de quoi payer les ballons pour une manifestation. L’argent qui permet de financer les projets vient de l’étranger.
Une société divisée
La loi sur la «propagande homosexuelle» a déjà rempli son but politique, bien que jusqu’ici, elle n’ait contribué à punir qu’une seule personne à Saint-Pétersbourg. «La société est divisée», explique la directrice de Coming Out, Anna Anissimova. «La majorité a été montée contre la minorité. La loi laisse entendre que l’homosexualité est voisine de la pédophilie.» Les conséquences en sont une homophobie généralisée et toutes sortes de tracasseries.
Les administrations de la ville refusent d’autoriser pratiquement toutes les manifestations LGBTI, les policiers injurient les homosexuel·le·s, les traitent de «pédérastes» et les emmènent au poste. Sur la chaîne de télévision contrôlée par l’Etat, le journaliste Dimitri Kisseliow prend position contre les homosexuel·le·s en tant que donneuses ou donneurs d’organes. «On doit leur interdire de donner leur sang et leur sperme, a-t-il déclaré, après un accident de la circulation, il faut enterrer ou brûler leur coeur.»
Les psychologues des centres de vie enfantine gérés par l’Etat déplorent en cachette de ne pas savoir quoi dire à un petit de six ans qui pose des questions sur l’attirance pour une personne du même sexe. «Pouvons-nous le rassurer en lui disant que c’est tout à fait en ordre, ou est-ce déjà de la propagande?»
Le message a même un impact parmi les minorités sexuelles. «Beaucoup de LGBTI trouvent parfaitement normal de ne pas pouvoir aller à une soirée d’entreprise avec la personne qui partage leur vie, sous peine de nuire à leur réputation», dit la directrice de Coming Out. Cette catégorie de la population accepte les discriminations quotidiennes: les homosexuel·le·s sont licencié·e·s sans motif, les gynécologues refusent de soigner des patientes lesbiennes, des appartements ne sont pas loués à des couples du même sexe.
Où qu’ils se rassemblent, les militant·e·s LGBTI voient surgir un cercle d’homophobes. Ce sont la plupart du temps des jeunes hommes au crâne rasé vêtus de survêtements et arborant des symboles fascistes. «L’orthodoxie ou la mort!», scandent-ils. «Jusqu’à présent, ils ne faisaient que nous bousculer, ils ne nous battaient pas, dit Anissimova. Pour l’instant, ils se donnent surtout en spectacle à l’intention des médias et ils menacent seulement de nous tuer et de nous enterrer dans les broussailles. La rengaine habituelle…»
L’héritage de l’Union soviétique
Pourtant, de l’avis de beaucoup de militant·e·s LGBTI, l’homophobie n’est pas plus répandue en Russie que dans d’autres pays. Mais il y a tout de même certaines particularités : le passé soviétique est toujours présent dans de nombreux esprits. La loi punissant l’homosexualité n’a été abolie qu’en 1993. Celles et ceux qui ont été condamné·e·s à ce titre n’ont jamais été réhabilité·e·s. Les lois non écrites des camps de prisonniers soviétiques, qu’ont connus des millions de personnes, sont encore profondément ancrées dans les consciences. Or les homosexuel·le·s appartenaient à la caste la plus basse dans la hiérarchie des camps.
Soif de revanche pour les humiliations subies dans les années nonante, tentative pluriséculaire de consolider l’identité de la Russie en invoquant des ennemis menaçants, récent rapprochement de l’Etat russe avec l’Eglise orthodoxe, tout cela se combine pour constituer une représentation du monde qui fait apparaître les militant·e·s LGBTI comme des soldats téléguidés par l’Occident décadent en marche sur Moscou.
Grigori est l’un de ces soldats, bien qu’il n’en ait pas du tout l’air. «Je pense que tout le monde devrait être gentil et se réconcilier», dit le jeune gay, et parce que cette phrase sonne tellement kitsch, il surenchérit aussitôt avec un «Paix sur la terre!» ironique. Grigori n’aime pas les conflits. Même la perte de son travail a cessé de le tourmenter. Autrefois, il donnait des cours de théâtre pour enfants dans une maison de la culture. Mais lorsque sa photo prise dans une manifestation pour les droits des minorités sexuelles est apparue sur internet, son directeur lui a demandé de démissionner, par peur des plaintes de parents. Depuis lors, Grigori joue sur la scène du Malevitch, un club LGBTI.
Le lieu n’est pas facile à trouver. Depuis la station de métro Porte de Moscou, on passe à travers un parking vide et devant les néons clinquants d’un bar discount servant du gin bon marché. L’entrée, une porte de métal noir, se trouve au fond d’une cour intérieure. Le Malevitch n’a pas connu de gros problèmes jusqu’ici : une bombe puante lancée dans l’entrée, une croix gammée sur un baril devant la porte. Sur Twitter, l’édile pétersbougeois Vitali Milonov, qui mène une véritable croisade contre les homosexuel·le·s, désigne le lieu comme un «bordel». Mais pour l’instant, aucune menace sérieuse.
Il est passé minuit, Grigori se maquille les yeux dans la loge du Malevitch. Son rôle-phare est le personnage bouffon de Milona, un mélange de Milonov et de Madonna. Le magistrat avait voulu poursuivre la chanteuse en justice à cause d’un geste de sympathie envers les gays lors de son concert à Saint-Pétersbourg. Grigori entre en scène, bégaie et cligne des yeux, comme le fait parfois Milonov. Puis il se transforme en Madonna et entonne «Boy Gone Wild». La salle exulte.