La masse euroasiatique que représente la Russie explique le désir des puissances occidentales de maintenir des relations avec le pays .
La masse euroasiatique que représente la Russie explique le désir des puissances occidentales de maintenir des relations avec le pays .

MAGAZINE AMNESTY Russie Zones de tensions

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°75, publié par la Section suisse d’Amnesty International, décembre 2013.
La détérioration de la situation des droits humains et la crispation autoritaire en Russie préoccupent Européens et Américains. Le dossier syrien exacerbe les tensions. L’analyse de François Nordmann, ancien diplomate. Propos recueillis par Nadia Boehlen

> Amnesty: Comment les relations des pays industrialisés avec la Russie ont-elles évolué depuis la réélection de Vladimir Poutine au printemps 2012?

< François Nordmann: La situation des droits humains et les conditions de la vie politique dans la Fédération de Russie se sont détériorées. Les pays industrialisés, partenaires de la Russie, tiennent à maintenir le cadre général de leurs relations avec Moscou, tout en se montrant préoccupés par cette évolution. La Russie a souvent fait valoir qu’elle devait réformer ses institutions pour mieux tenir compte de ses obligations en matière de droits humains. Mais l’impression prévaut que les efforts en ce sens se sont ralentis. Les positions de la Russie ont pris parfois un tour antioccidental, et la rupture intervenue sur la Syrie a paralysé la réponse de l’ONU à cette crise. La résolution que le Conseil de sécurité a adoptée à propos des armements chimiques de la Syrie laisse entrevoir la recherche d’un terrain d’entente plus solide en vue d’un règlement politique du conflit, mais beaucoup d’obstacles demeurent et la méfiance vis-à-vis des positions russes est loin d’être surmontée. Du côté américain, le traitement de l’affaire Snowden par la Russie n’a pas amélioré la confiance et a constitué un revers dans le dialogue que les deux pays tentent de maintenir.

> Quelle est la marge de manœuvre de la Russie au plan international?

< Le parti au pouvoir en Russie, et ses appuis dans des secteurs non négligeables de la société, invoquent la tradition autoritaire et conservatrice du pays dans sa résistance à la modernisation; sa masse euroasiatique lui permet de faire valoir son influence sur d’autres régions que l’Europe, et de les organiser sur le plan de la sécurité et de la coopération économique dans un esprit de compétition, de rivalité, voire d’hostilité aux positions occidentales. Cette ambition se heurte cependant au rayonnement de son voisin chinois en Extrême-Orient.

> Le poids de la Russie dans la sécurité énergétique européenne ne pousse-t-il pas l’Europe à ménager ses relations avec le Kremlin?

< La situation géographique de l’Europe face à la Russie peut peser sur ces relations, mais il serait trop réducteur de ne les envisager que sous l’angle des achats (et de la vente) de gaz et de pétrole. Depuis la chute du communisme et de l’Union soviétique, les Etats européens cherchent à établir des rapports de voisinage et de partenariat avec la Russie et à l’inclure dans un partage de responsabilités et d’échanges que la mondialisation rend nécessaire. Que ce soit pour le changement climatique, le développement des relations économiques, le fonctionnement de l’ONU, la lutte contre le terrorisme, la Russie s’avère un acteur essentiel. C’est dans ce cadre stratégique que s’inscrivent des questions telles que la libéralisation et la modernisation des institutions, le respect des règles démocratiques et des droits humains ou les livraisons d’hydrocarbures.

>En maintenant la Russie dans le cadre de certaines institutions européennes – le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme –, l’Europe préserve-t-elle aussi des moyens d’influer sur la Russie et de la conserver dans son orbite?

< L’adhésion de la Fédération de Russie à la Convention et à la Cour européennes des droits de l’homme a été décidée après de fortes hésitations quant à la capacité du nouvel adhérent de remplir ses obligations. Elle fournit un levier qui légitime les interventions auprès de ce pays en faveur des objectifs et procédures de la Convention. La réponse standard de la Russie aux recommandations qui lui sont adressées tient justement à la nécessité d’adapter ses institutions, tribunaux, forces armées et police aux exigences de la Convention. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les arrêts de la Cour soient très insuffisamment mis en œuvre, ce qui irrite la plupart des autres membres du Conseil de l’Europe.

> La Suisse ne semble pas préoccupée par l’intensification des pratiques répressives en Russie?

< La Suisse ne s’exprime jamais en public sur la dérive autoritaire et les restrictions apportées au déroulement normal de la vie démocratique dans la Fédération de Russie. Elle cultive avec la Russie des relations d’amitié exceptionnelles (fréquence annuelle des entretiens officiels et des consultations bilatérales, services rendus de part et d’autre, par exemple en appui à la candidature russe à l’OMC, mandat russe en Géorgie, et du côté russe, invitation aux réunions préliminaires du G-20 à Saint-Pétersbourg). Les bonnes relations avec la Russie compensent les rapports parfois troublés avec certaines puissances européennes ou avec les Etats-Unis. Cela dit, la Suisse réserve ses critiques sur la question des droits humains aux consultations bilatérales annuelles avec Moscou, qui ont lieu depuis 2007, ou aux enceintes internationales appropriées (Conseil des droits de l’homme, OSCE). Elle a notamment pris position sur la question du fonctionnement de la justice et des conditions régnant dans les prisons, la torture, notamment au Caucase du Nord, le sort des journalistes et des défenseurs des droits humains. En 2009, elle a demandé que la Russie accueille tous les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme. Plus récemment, elle a fait savoir qu’elle avait soulevé la question des droits des LGBTI.

> Qu’est-ce qui pousse Moscou à soutenir le régime de Bachar el-Assad?

< Dans le cas de la Syrie, la Russie fait valoir d’abord qu’il s’agit de respecter les principes de souveraineté et de non-ingérence inscrits dans la Charte des Nations unies: elle soutient le droit international et non un régime particulier à Damas. Le pays est proche de son flanc sud, vulnérable, qui plus est, à des attaques terroristes dans ses territoires à dominante musulmane. De surcroît, la Russie a été échaudée par l’interprétation extensive donnée à la responsabilité de l’OTAN de protéger en Libye en 2011. Elle ne veut pas prêter la main au renversement du régime syrien, qui déboucherait sur un chaos dont elle aurait à faire les frais. Mais elle continue à livrer des armes au gouvernement syrien et défend ses droits à utiliser la base navale de Tartus. En poussant cette Realpolitik à ses extrémités, elle prend sciemment le contre-pied des positions occidentales, contribue à la paralysie du Conseil de sécurité et fait obstacle à des opérations de secours humanitaire. Elle s’est cependant prêtée au compromis contenu dans la Déclaration de Genève du 30 juin 20121, et est favorable à une transition politique dans laquelle le gouvernement Assad et l’opposition auraient leur part. Et n’oublions pas le rôle important qu’elle a joué dans la question de la destruction des armes chimiques de la Syrie, ce qui pourrait ouvrir la voie à la reprise du processus de Genève.

1 Les Etats membres du groupe d'action sur la Syrie, réunis le 30 juin 2012 à Genève, s’étaient mis d'accord sur les principes d'un processus de transition politique dirigé par les Syriens.