> AMNESTY: Il y a une dictature au coeur de l’Europe. Mais la plupart des Européen·ne·s ne s’y intéressent guère. Pourquoi accorde-t-on si peu d’attention au Bélarus?
< Alexander Otroschenkov: C’est une question que vous devriez vous poser à vous-même. Apparemment, la plupart des Européens se sentent bien lorsqu’ils ont un bon emploi, peuvent faire du shopping et partir une fois par année en vacances. Qui s’intéresse à la dictature au Bélarus? Les Européens se font du tort à eux-mêmes, en fermant les yeux sur le régime de Loukachenko.
> Pourquoi?
< Des voyous comme Kadhafi, Chavez et Ahmadinejad étaient les meilleurs copains de Loukachenko. Le dictateur syrien Bachar el-Assad est aujourd’hui son ami intime. Celui qui croit qu’ils échangent des banalités et des amabilités a tout faux ! Ils discutent du commerce des armes, de trafic de drogue et de traite d’êtres humains.
> Est-il possible que le régime se modernise de l’intérieur?
< Non, c’est tout à fait exclu. Pourquoi le régime se transformerait-il? Ceux qui ont le pouvoir ont amassé des fortunes. Et toutes leurs pensées se consacrent à trouver un moyen de rester au sommet. Il doit y avoir une transformation radicale. Je ne dis pas que ce processus doive forcément être violent. Mais ce régime doit changer.
> Loukachenko n’avait-il pas la majorité du peuple derrière lui pendant longtemps?
< Oui, lorsqu’il a été élu président en 1994, il était en effet le candidat du peuple. Il a officiellement récolté quatre vingts pour cent des voix. Mais en y regardant de plus près, on pouvait déjà se rendre compte à l’époque que Loukachenko était un homme du passé. Avec sa manière de penser, il est resté englué dans l’ère soviétique. Mais il est vrai que le peuple l’a soutenu. Et Loukachenko a abusé de sa confiance pour bâtir pas à pas une dictature.
> Avant de vous exiler en Pologne, vous avez lutté pour un changement démocratique dans votre pays. Qu’est-ce qui vous a amené en politique?
< Je n’ai pas voulu faire de la politique, mais j’ai dû. J’ai en réalité toujours trouvé la politique suspecte. Mais les événements ne m’ont pas laissé le choix. En 1999, le régime a fait enlever et assassiner plusieurs opposants. Ce fut l’un des plus grands tournants de ma vie. Je me suis brusquement rendu à l’évidence: il est impossible d’être politiquement neutre au Bélarus.
> Il y a un deuxième tournant dans votre vie, le 19 décembre 2010. Que s’est-il passé ce jour-là?
< Le 19 décembre 2010 fut l’un des jours les plus tristes de l’histoire de mon pays. C’était le jour de l’élection présidentielle. La société était largement divisée: Loukachenko avait encore beaucoup de citoyens derrière lui. Mais les adversaires du régime étaient de plus en plus nombreux et ne pouvaient pas être ignorés plus longtemps. La clique au pouvoir a paniqué: le régime a falsifié les votes, matraqué les manifestants et emprisonné les porte-paroles de l’opposition. Sept candidats à la présidentielle sur neuf ont fini derrière les barreaux, avant même que les voix ne soient comptées.
> Vous étiez alors l’attaché de presse d’Andrei Sannikov, le plus important candidat de l’opposition. Lui aussi s’est retrouvé en prison la nuit des élections.
< Oui, la totalité de notre équipe de campagne électorale a été incarcérée. La police a jeté tous mes supérieurs en prison. Cette nuit-là, ma carrière a fait une ascension fulgurante: le soir j’étais encore un petit attaché de presse et, le matin suivant, je me suis soudain retrouvé chef de la campagne électorale.
> Même si ce n’était que pour une courte période.
< Oui, ils n’ont pas tardé à me cueillir moi aussi. Le matin suivant l’élection, je voulais organiser une conférence de presse, lorsque les forces de sécurité ont enfoncé la porte de mon appartement. Les agents de l’Etat m’ont ligoté, mis un sac sur la tête et roué de coups. Ils m’ont ensuite emmené dans un cachot du KGB. J’y ai passé trois mois, sans contact avec l’extérieur.
> Comment avez-vous été traité?
< Nous avons été torturés, psychologiquement et physiquement. Le KGB a perfectionné ses méthodes pendant des décennies pour que les gens deviennent réellement fous. Ils voulaient nous extorquer de faux aveux et nous forcer à travailler comme agents pour l’appareil d’Etat.
> Qu’est-ce qu’on vous reprochait officiellement?
< Ils prétendaient que j’avais organisé des affrontements de rue, dans lesquels des armes à feu avaient été utilisées. Les autorités me disaient: «Si tu as de la chance, tu disparaîtras en tôle pendant un long moment. Si tu n’en as pas, nous te fusillerons!» Trois mois plus tard, j’ai été condamné à quatre ans de prison lors d’un procès monté de toutes pièces.
> Six mois plus tard, vous avez été libéré de manière anticipée. Pourquoi?
< Il n’y a pour moi aucun doute: j’ai été libéré parce que la communauté internationale a fait pression. Je voudrais d’ailleurs transmettre ce message à toutes les personnes qui s’engagent avec Amnesty: l’engagement vaut vraiment la peine!
> Vous vivez maintenant en exil en Pologne. Pourquoi avez-vous quitté votre pays?
< Lorsque je suis sorti de prison, je ne reconnaissais plus mon pays. Il n’est désormais absolument plus possible d’avoir un engagement politique, l’opposition est tuée dans l’oeuf. Une situation comme en Ukraine, où les citoyens descendent dans la rue pour défendre leurs droits, serait impossible au Bélarus. Dans mon pays, les gens ont déjà peur d’être incarcérés lorsqu’ils parlent de politique à haute voix chez eux. Le Bélarus est sur la voie du totalitarisme.
> Comment devraient se comporter les Occidentaux? Revendiquez-vous des sanctions plus lourdes contre le Bélarus?
< Oui, clairement. Les Occidentaux doivent tout entreprendre pour affaiblir le régime de Loukachenko. C’est la seule manière d’éviter une catastrophe. J’ai peur que des scènes comme en Syrie, où la guerre civile inonde de sang tout un pays, puissent devenir réalité dans mon pays d’un jour à l’autre. Loukachenko n’opprime pas uniquement l’opposition, mais tout le peuple. Si l’on regarde l’histoire de l’humanité, on sait que cela ne peut pas durer longtemps ainsi. Beaucoup de sang pourrait couler. Et bien assez de sang a déjà coulé. |