«Le racisme fait aujourd’hui son nid en Europe.» Dans sa tribune parue dans un quotidien italien en novembre dernier, l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun brossait le portrait d’un continent où les attitudes racistes s’affichent de plus en plus ouvertement, que ce soit à l’encontre des Roms, des musulman·e·s ou de certain·e·s ministres de couleur. En France, un sondage réalisé en 2010 par l’institut CSA (conseil, sondage et analyse) démontrait que 27,6% des sondé·e·s considéraient les Arabes – et principalement les Maghrébin·e·s – comme des délinquant·e·s. Selon cette même étude, les Arabes sont encore très souvent assimilé·e·s à des terroristes et la femme musulmane est considérée comme soumise. Entre crainte d’une religion méconnue et incompatibilité supposée avec les valeurs occidentales, l’islam fait peur. En témoignent les initiatives sur l’interdiction des minarets ou celle, plus récente, contre le port de la burqa.
La présence d’une population d’origine maghrébine non négligeable est une réalité en Suisse. De même que le peu d’informations sur l’intégration de cette communauté. Le Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, mandaté par l’Office fédéral des migrations (ODM), travaille en ce moment à une étude de la diaspora maghrébine en Suisse. Ces dernières années, la Suisse est devenue un lieu de refuge pour un nombre accru d’immigré·e·s en provenance des trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie). Selon les chiffres de l’ODM, la diaspora maghrébine englobe près de dix-sept mille personnes et représente presque un quart de l’immigration africaine en Suisse – soit 1% de la population résidente étrangère. La composition sociale et le niveau d’intégration de cette diaspora sont mal connus. L’étude fournira des bases sur la région d’origine, la diaspora maghrébine en Suisse, son intégration sociale et économique ainsi que sa vie sociale et culturelle.
Cette intégration dans le tissu social de leur «nouveau» pays, Hassan Achoumi, Nezha Drissi et Hadj Othman l’ont vécue, loin de toute statistique, mais dans sa dimension humaine. Portraits croisés.
Hassan Achoumi
Les préjugés ont une durée de vie assez courte. Pour Hassan Achoumi, l’intégration est une affaire de volonté. L’individu intégré ne doit pas attendre que la première impression basée sur son physique, sa couleur de peau ou ses origines disparaisse d’elle-même. Pour cet homme d’origine marocaine, arrivé en Suisse il y a vingt-sept ans, la mentalité et les codes sociaux suisses sont assez clairs, sans trop de nuances. Ce qui lui convient bien. Il occupe aujourd’hui une position de cadre chez Nestlé. Marié à une Suissesse avec laquelle il a quatre enfants, il essaie toujours de participer à la vie «publique». Car après la langue – il a appris le français lors de ses études à Genève –, c’est le quotidien, les moments partagés avec la communauté locale qui rendent possible l’intégration. Appelé par la Protection civile à réagir après une vague d’intempéries, il se souvient surtout des liens qui se sont tissés dans ces moments.
Hassan Achoumi
Aujourd’hui, il se sent
parfaitement intégré, son nom, son origine,
sa religion ne jouent plus aucun rôle.
Les liens avec sa communauté d’origine sont tout aussi importants. Hassan Achoumi siège au comité de l’Association des cadres d’origine marocaine en Suisse (ACOMS). Les membres montent toutes sortes de projets avec le Maroc, du réseau d’exportation de matériel médical à la plantation d’oliviers. L’idée étant de favoriser les échanges de savoirs entre les deux pays. «La Direction du développement et de la coopération (DDC) est intéressée par le modèle, et un projet commun est en cours», glisse-t-il non sans fierté.
Un autre combat qu’il mène depuis 2001 avec l’association La chaîne du coeur, dont il est le fondateur, c’est celui en faveur de l’intégration de personnes handicapées ou en difficulté. Lui-même atteint à la hanche droite à l’âge de trois ans par une maladie le privant de septante pour cent de la capacité de sa jambe, il est devenu champion suisse de tennis en chaise roulante en 2003. Une passion qu’il a transmise en introduisant ce sport au Maroc, en collaboration avec des centres orthopédiques, entre 2001 et 2005. Aujourd’hui, l’association prend en charge une classe de trisomiques intégrée dans une école ordinaire. Elle s’occupe aussi de fournir ou d’adapter les infrastructures élémentaires des écoles dans les périphéries.
Aujourd’hui, Hassan Achoumi se sent parfaitement intégré, son nom, son origine, sa religion ne jouent plus aucun rôle. Il se souvient pourtant des soixante lettres de candidature spontanée à la fin de ses études qui ont essuyé autant de refus. «Tant que les gens ne vous voient pas, ils se font une idée différente de qui vous êtes réellement», analyse-t-il. Il y a aussi eu cette révélation lors de l’apéritif de départ de son premier emploi. Son chef lui confie alors qu’il avait été engagé malgré l’avis négatif de la seule personne qu’il avait mise en référence, son ancien directeur d’école. Ce dernier lui présentera ses excuses et avouera s’être trompé sur son compte des années plus tard, à l’occasion d’une rencontre informelle.
Nezha Drissi
C’est souvent la méconnaissance de la culture de l’autre qui alimente les stéréotypes. Nezha Drissi s’en est rendu compte et œuvre pour améliorer la compréhension entre ses communautés d’origine et d’adoption. Arrivée du Maroc il y a vingt-trois ans, cette Suissesse enseigne dans une école privée à des étudiant·e·s américain·e·s venu·e·s faire un semestre d’échange à Genève. Elle préside aussi la fondation Althea, qu’elle a créée en 2002 pour permettre l’accès à la santé et à l’éducation (soins oculaires et dentaires, écoles enfantines dans les milieux ruraux) aux personnes les plus démunies principalement au Maroc, mais aussi au Tchad, en Mauritanie et en Egypte. En privé aussi, elle cherche à créer un pont entre les deux pays, les deux cultures auxquelles elle appartient. En 2007, à la veille du lancement de l’initiative sur l’interdiction des minarets, elle a organisé une série de journées portes ouvertes à l’occasion du ramadan, pour faire découvrir à ses voisins de la Riviera vaudoise les coutumes de son pays. Une soixantaine de personnes par soir se pressaient alors chez elle pour assister aux prières et aux repas qui marquent la rupture du jeûne. Un véritable choc des cultures, se souvient-elle. Un couple – sensible à la tradition qui veut qu’on ne vienne pas les mains vides – lui a offert… deux bouteilles de vin!
Nezha Drissi
«La religion est une
affaire privée.»
La xénophobie, elle ne l’a personnellement pas vécue. Sa famille ne correspond pas vraiment aux clichés qui circulent sur les Maghrébin·e·s. Son français est irréprochable, meilleur – de leur propre aveu – que celui des deux policiers qu’elle a rencontrés au cours de sa procédure de naturalisation. «Je me sens comme une nantie», confie-t-elle. Et pour cause, elle a fait le choix d’émigrer. Ses parents viennent d’un milieu aisé et ont financé ses études en Suisse. C’est également le cas pour son mari, physicien à l’EPFL. Seule leur religion distingue les membres de la famille de leurs voisin·e·s. Et pour Nezha Drissi, la religion est une affaire privée.
«Je ne jette pas la pierre à celles qui se cachent derrière leur religion.» Nezha Drissi a choisi de ne pas porter le voile, mais elle comprend les femmes qui le font. Pour elle, il s’agit surtout d’un réflexe de celles qui ont du mal à s’intégrer et qui choisissent d’affirmer ainsi leur religiosité, dans l’espoir que leur salut viendra d’en-haut. Nezha Drissi porte un regard critique sur une partie de la communauté musulmane en Suisse. «J’ai vu en Suisse des gens beaucoup plus extrémistes que dans mon pays d’origine. Je n’ai jamais rencontré autant de personnes défendant une tradition rigoriste qu’ici. Le mécanisme est simple. On en veut à notre société d’origine qui n’a pas réussi à s’occuper de nous et on en veut à la société d’accueil qui nous rejette.» Les comportements de cette minorité alimentent la peur des Suisse·sse·s. Pour Nezha Drissi, la clé du rapprochement entre les deux cultures se trouve dans l’éducation. Et le premier pas devrait être fait par la personne qui bénéficie de la situation la plus confortable.
Hadj Othman
Comprendre les gens et se comporter comme eux. Pour Hadj Othman, l’intégration est une affaire de codes et de valeurs. Et parmi ceux-ci, le travail est la clé la plus évidente de l’intégration. Il a eu le temps de les faire siens, ces codes, depuis qu’il est arrivé de son pays natal, la Tunisie, en 1970. En plein dans la période Schwarzenbach, pendant laquelle les personnes étrangères, particulièrement les Nord-Africain·e·s, n’étaient pas bienvenu·e·s pour une partie de la population. Une période sombre de l’histoire, où l’initiative du conseiller national «contre l’emprise étrangère» a fait sauter toute retenue dans les discussions sur l’immigration. On craignait alors ouvertement les étrangers «fainéants», vivant aux crochets de l’aide sociale. Hadj Othman a commencé par travailler dans la restauration, pour son beau-père – il se souvient de la condescendance avec laquelle les client·e·s de l’établissement de luxe traitaient le personnel «plus bronzé». Puis il a rapidement voulu monter sa propre affaire. Un magasin de tabac près de l’hôpital, à Genève, qu’il a ensuite agrandi en y accolant une librairie de bandes-dessinées. Celle-ci lui a valu quelques visites de la police, pour la simple raison qu’on pouvait y trouver Charlie Hebdo. Mais pas vraiment de quoi effrayer Hadj Othman, qui avait déjà eu maille à partir avec les agents de Ben Ali, le dictateur de l’époque, pour avoir critiqué un peu trop ouvertement l’état des libertés en Tunisie.
Hadj Othman
a redecouvert ses
racines à soixante-neuf an.
Malgré l’ambiance xénophobe de cette période, il se souvient de son arrivée en Suisse comme d’une révélation. Lui qui avait fait l’expérience de quelques années à Paris après six mois de stage chez un mosaïste à Colmar, et qui était aussi passé par l’Allemagne, a trouvé à Genève l’endroit qu’il ne voudrait plus quitter. Selon lui, les Nord-Africain·e·s ont toujours eu plus mauvaise presse en France qu’en Suisse. Encore aujourd’hui, lorsqu’il se rend dans la maison qu’il a achetée en France voisine, il se sent encore mal venu, à la douane, avec sa double casquette «bougnoule et Suisse», comme il le résume lui-même.
Récemment, l’islam est venu épauler Hadj Othman dans sa quête. Musulman depuis toujours, il s’est longtemps considéré comme non pratiquant, s’amusant à prendre des libertés avec les préceptes de sa foi. Au point de ruiner son premier mariage. Et puis un jour, la mère de sa seconde femme, qui habite en Tunisie, appelle en larmes. Pour la troisième année consécutive, elle n’a pas été autorisée à partir pour le pèlerinage à La Mecque. De nombreux pays ont en effet dû introduire des quotas par année, devant l’affluence toujours plus importante de pèlerins. Le problème ne se pose pas en Suisse. Les deux sont donc partis de Genève. «A soixante-neuf ans, j’ai effectué mon premier pèlerinage avec ma belle-mère de quatre-vingt-deux ans, et ça a été une révélation. J’ai (re)découvert mes racines.» |