De grosses affaires d’espionnage ont récemment fait la une de l’actualité. Même les dirigeant·e·s peuvent être surveillé·e·s, comme l’atteste la mise sur écoute de la chancelière allemande Angela Merkel. Dans la foulée, ces affaires ont attiré l’attention sur la masse toujours plus considérable de données recueillies sur des citoyen·ne·s ordinaires. En Suisse aussi, quantité d’informations personnelles sont récoltées, exploitées, analysées, échangées, la plupart du temps sans que les personnes concernées ne soient au courant. Cette surveillance des faits et gestes des citoyen·ne·s peut être divisée en deux catégories, selon les buts qu’elle poursuit : la sécurité intérieure et la justice d’une part, l’économie de l’autre. Clairement distinctes légalement, elles sont pourtant potentiellement liées et laissent deviner l’ampleur du spectre de la surveillance.
Suspicion généralisée
La présomption d’innocence serait-elle passée de mode? A l’ère du numérique, la tendance est à la récolte généralisée et systématique d’informations, le tri étant opéré ensuite. En Suisse, la correspondance postale est surveillée et les opérateurs téléphoniques ont l’obligation de tenir à jour un fichier des métadonnées des communications de tous leurs abonné·e·s, rappelle Balthasar Glättli, conseiller national (Verts). A l’heure actuelle, les numéros de téléphone, durées des appels, expéditeurs et destinataires de SMS, lieux d’émission et de réception des communications et des messages sont enregistrés et conservés six mois par les opérateurs. Ces données peuvent être consultées par la police dans le cadre d’une procédure pénale, à la demande d’un juge, ainsi que par le Service de renseignement de la Confédération (SRC), les services secrets suisses. Mais un projet de révision de la Loi fédérale sur la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (LSCPT) pourrait étendre les moyens de surveillance disponibles.
«Le débat politique déraille.» Balthasar Glättli voit d’un très mauvais oeil les discussions autour de la modification de la LSCPT. Affaire NSA oblige, de nombreux parlementaires aimeraient savoir la Confédération mieux armée contre les écoutes de services de renseignements étrangers. Selon lui, la réponse manque sa cible. «On ne cherche pas à mieux protéger nos libertés, mais simplement à paraître aussi bien protégés que d’autres pays.» La révision de la loi pourrait porter le délai de conservation des listes de métadonnées téléphoniques à un an. Il s’agirait en outre d’autoriser des écoutes téléphoniques en direct, ainsi que la possibilité d’installer des «chevaux de Troie» sur des ordinateurs, de manière à pouvoir écouter des communications VoIP («voix sur internet», de type Skype), avance M. Glättli. L’Allemagne a voulu introduire cette possibilité, mais s’est heurtée à une interdiction formelle de la Cour de justice de l’Union européenne.
Garde-fous
Bien qu’enveloppé dans le voile du secret, ce trafic de données répond à un cadre légal. La loi exige que soit respecté le principe de proportionnalité, et des organismes de contrôle supervisent les opérations de surveillance. «Le Service de renseignement doit chaque année soumettre au Conseil fédéral une liste – tenue secrète – des organisations dans son collimateur», explique Felix Endrich, chef de la communication du SRC. Le service lutte exclusivement contre le terrorisme, l’espionnage, l’extrémisme violent et la prolifération des armes de destruction massive, comme le définit la loi. Et la surveillance se fait «exclusivement dans le domaine public», assure M. Endrich. La Délégation des Commissions de gestion, un organe parlementaire, suit en outre les agissements des services secrets.
Qu’en est-il de la protection de la sphère privée? N’y a-t-il pas un risque de bafouer les libertés d’expression, d’association ou de réunion? Pour Isabelle Dubois, ancienne préposée à la transparence et à la protection des données à Genève, une certaine forme de surveillance est tolérable «tant qu’elle est licite», c’est-à-dire tant qu’elle sert la raison d’Etat. L’approbation par le Conseil fédéral des listes d’organisations surveillées et de celles des services secrets étrangers avec lesquels le SRC est autorisé à collaborer en sont une garantie, à en croire Felix Endrich. Balthasar Glättli considère la collaboration avec des services étrangers risquée. «L’échange de données est une ‘tradition’ entre services secrets. C’est aussi un excellent moyen de contourner les lois. Rien n’empêche le Mossad ou la CIA d’enquêter plus loin que ne le permet le droit suisse, puisqu’ils n’y sont pas soumis. Et rien n’empêche que ces informations soient ensuite échangées avec le SRC.» Quant à l’ampleur de cette surveillance, M. Endrich se veut rassurant: «Environ soixante mille personnes font l’objet d’une surveillance par le SRC, parmi lesquelles dix pour cent de citoyen·ne·s suisses. Toutes parce que de forts soupçons pèsent sur elles. Nous sommes presque huit millions en Suisse; on ne peut pas vraiment parler d’une surveillance généralisée.»
«Les données sont le pétrole du vingt et unième siècle»
Consommation sous la loupe
La récolte de données personnelles ne se limite pas à la surveillance de terroristes potentiels. Des détails sur la plupart des citoyen·ne·s suisses apparaissent dans d’autres banques de données. Les agences de recouvrement tiennent des registres sur la solvabilité des gens. Les habitudes de consommation sont enregistrées. La Migros et la Coop conservent – pendant respectivement deux et trois ans – les détails et le lieu des achats de leurs client·e·s, et établissent des profils «à des fins de marketing et pour proposer des offres personnalisées», à en croire Ramon Gander, porte-parole chez Coop. Ces pratiques sont légales car le consommateur cède les droits d’utilisation de ses données personnelles lors de la signature du contrat. De la même façon, les données récoltées par les agences de recouvrement proviennent essentiellement du registre du commerce et d’informations accessibles sur internet.
«Les données sont le pétrole du vingt et unième siècle», selon Sébastien Fanti, avocat valaisan spécialisé dans le droit des médias émergents. Tout comme la ruée vers l’or noir, la récolte de données à des fins mercantiles ou de vérification de solvabilité connaît un essor très rapide. Des organismes veillent à ce que les droits fondamentaux des personnes ne soient pas violés – ou du moins pas sans raison valable. Le préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) est chargé de surveiller la récolte et l’exploitation de données personnelles par des entreprises privées et par l’administration fédérale. Les cantons disposent tous de leur préposé, chargé de l’administration publique et parapublique au niveau cantonal. Pourtant, ces organes de surveillance essentiels manquent cruellement de moyens. Les services du préposé fédéral comptent une trentaine d’employé·e·s dans tout le pays, indique Eliane Schmid, porte-parole du PFPDT. Même constat à Genève, où l’équipe d’Isabelle Dubois a dû constamment faire des choix, par manque de ressources.
L’essentiel du travail des préposé·e·s consiste à informer, conseiller sur les bonnes pratiques à respecter en matière de protection et d’accès aux données, et à avertir en cas de faute. L’accent est mis sur la sensibilisation, que ce soit dans le cadre de la formation ou dans le débat public. Isabelle Dubois et Eliane Schmid regrettent de ne pas avoir à disposition des moyens plus contraignants. «Quelques pays européens ont la possibilité d’amender les contrevenants», précise Mme Schmid.
Législation amenée à évoluer
La Loi fédérale sur la protection des données doit être révisée prochainement. «Dans une démocratie aussi vivante que la Suisse, le cadre légal est par nature inadapté, car tributaire pour son évolution de l’avis de nombreuses personnes ; ce faisant, il a un temps de retard», observe Sébastien Fanti. Les deux préposées et l’avocat soulignent tous l’importance d’une politique cohérente avec ce qui se fait chez nos voisins. Les retards législatifs s’expliquent en partie par le besoin d’attendre que l’Union européenne légifère. Pour Balthasar Glättli, la révision de cette loi est une bonne occasion pour s’emparer d’un sujet qui prendra toujours plus d’importance dans un avenir proche. «Il faudrait une volonté politique forte pour définir une forme de nouveau contrat social protégeant les libertés personnelles.» |