Des lentilles mises au point par Google surveilleront le taux de glucose contenu dans les larmes. © Google
Des lentilles mises au point par Google surveilleront le taux de glucose contenu dans les larmes. © Google

MAGAZINE AMNESTY Surveillance Un œil dans la boule de cristal

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°76, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mars 2014.
Google sera-t-il bientôt en mesure de me prévenir quand mes toasts sont en train de brûler? Des machines désigneront-elles les terroristes à abattre? Et que restera-t-il des services secrets «classiques»? Voyage dans le futur de la surveillance. Par Carole Scheidegger

Peu importe qu’il soit sec ou on the rocks : ces «agents» ne boivent pas de Martini. Car ils ne sont pas faits de chair et d’os. Le vocable désigne ici des machines intelligentes capables d’analyser une situation et d’en déduire des pronostics. «Cette intelligence artificielle est déjà à l’oeuvre tout autour de nous», affirme Yvonne Hofstetter. Directrice de l’entreprise Teramark Technologies, dans la bourgade bavaroise de Zolling, elle gagne sa vie en analysant le Big Data. Elle distingue trois niveaux : les données sont collectées et injectées dans des bases, puis traitées par des algorithmes qui en tirent de nouvelles informations. Enfin, des machines intelligentes se servent de ces analyses pour prendre des décisions de façon autonome. «Ces ‘algos’ indépendants sont utilisés depuis plusieurs années dans la finance. Ils commencent à se répandre dans bien d’autres domaines», explique Yvonne Hofstetter.

On vient ainsi d’apprendre qu’Amazon prévoit d’utiliser l’intelligence artificielle pour deviner les prochains achats de ses client·e·s. Des algorithmes permettent de sélectionner les articles, qui sont emballés et expédiés dans le centre logistique le plus proche avant même que les client·e·s aient passé commande. C’est une machine qui décide qui reçoit quoi et quand.

Ce que cache le nouveau vocabulaire

Yvonne Hofstetter travaille dans ce qu’on appelle le Data Mining. «Depuis quelques années, on parle beaucoup du Big Data. Mais dans les milieux politiques et économiques, il est rare qu’on sache ce que recouvre ce terme», précise notre spécialiste des données. Autre mot à la mode: l’«internet des objets». On entend par là la communication qui pourra bientôt s’établir entre des objets de la vie courante tels que réfrigérateurs, lunettes, interrupteurs... «Votre voiture saura que vous rentrez chez vous et elle enverra un signal à votre chauffage, qui s’enclenchera pour que votre maison soit bien chaude à votre arrivée. Un tel confort est évidemment très tentant. Mais votre chauffage et votre voiture pourront du même coup susciter des connections indésirables», met en garde Yvonne Hofstetter. Les services secrets qui souhaiteraient éliminer une personne soupçonnée d’actes terroristes pourraient désormais s’épargner une attaque de drone. Il leur suffirait de pirater sa voiture. L’«internet des objets» permettra de repérer encore plus facilement tous nos faits et gestes. Google vient d’acquérir une entreprise qui fabrique des thermostats. Le géant de l’information pourra ainsi connaître la température de chacune de nos pièces. Il saura quand nous avons laissé brûler nos toasts. «Est-ce vraiment ce que nous voulons? Il nous faut absolument réfléchir à cela», souligne l’entrepreneuse. L’intelligence artificielle pourrait prochainement entrer en force dans nos vies. «La technologie ne s’impose que lorsque elle est devenue suffisamment maniable pour le commun des mortels. A l’époque où les téléphones portables impliquaient encore de trimballer une énorme valise, la plupart des gens disaient n’en avoir pas besoin. Aujourd’hui, qui pourrait vivre sans ces engins?» Question rhétorique de la directrice de Teramark.

De nouvelles connexions logiques

Mais les entreprises ne sont pas seules à convoiter nos données. Celles-ci intéressent également les Etats, qui devraient considérablement augmenter leur volume de collecte. C’est ce que confirme Viktor Györffy, président de l’association droitsfondamentaux.ch. De même, la compilation de métadonnées – indiquant qui communique avec qui – va prendre de l’ampleur. Selon l’avocat, «les ordinateurs disposeront de méthodes toujours plus sophistiquées pour établir des connexions logiques entre des informations qui, prises isolément, auraient semblé inutiles». Plus besoin d’engager quelqu’un pour lire tous les e-mails enregistrés. Les méthodes d’espionnage les plus délirantes pourraient devenir réalité. Fin décembre, le magazine allemand Spiegel décrivait un catalogue interne de la National Security Agency (Agence nationale de sécurité, NSA) à faire rêver tous les fouineurs. L’arsenal va du câble d’écran manipulé au logiciel chargé d’espionner ou d’endommager l’ordinateur d’un tiers, en passant par le mouchard de téléphone portable. Grâce à des clés USB «préparées», les agents des services secrets peuvent surveiller des machines qui ne sont pas connectées à internet. Selon les révélations du Washington Post, la NSA travaille également à un super-ordinateur capable de pirater les systèmes verrouillés à triple tour des gouvernements et des banques.

Alors que la NSA concentre actuellement tous les soupçons sur elle, les Etats-Unis ne sont de loin pas les seuls à se perfectionner dans les technologies de surveillance, rappelle Thore D. Hansen, journaliste et auteur d’un roman d’espionnage. «La NSA est au centre de l’attention médiatique suite aux révélations d’Edward Snowden, bien que ses activités restent par définition opaques. Mais ce que nous savons laisse conclure, d’une part, à une collaboration des Etats-Unis avec d’autres services secrets occidentaux, et d’autre part à des recherches très importantes menées par les Etats dits hors-la-loi pour développer des techniques de contrôle de leurs populations.» Il est aussi concevable que des gouvernements mettent en place leurs propres réseaux pour contrer la surveillance étasunienne. Cela pourrait rendre l’accès à des informations non censurées encore plus difficile pour les citoyen·ne·s concerné·e·s.

Chapeaux mous au chômage?

Depuis que Snowden a laissé entrevoir l’ampleur des enquêtes de la NSA, c’est essentiellement la surveillance informatique qui est montrée du doigt. Mais qu’en est-il des services secrets tels qu’on les a connus jusqu’ici? Des filatures en chapeau mou, des interceptions d’envois postaux, des écoutes téléphoniques? «Les services secrets classiques vont continuer à récolter des informations pertinentes, qui seront combinées avec les données recueillies par la surveillance informatique», affirme Viktor Györffy. Le juriste souligne la nécessité de distinguer l’ampleur du rayon d’action des méthodes d’espionnage et leur efficacité. «De très gros moyens sont actuellement injectés dans la surveillance informatique, mais cela ne veut pas dire que le jeu en vaut toujours la chandelle.» Pour justifier les procédés peu méticuleux de la NSA, on a cité divers attentats qu’ils sont censés avoir permis d’empêcher. Mais, selon Viktor Györffy, il est impossible de prouver que ces nouvelles méthodes y sont effectivement pour quelque chose et que des moyens conventionnels n’auraient pas suffi. Ce n’est pas demain qu’un ordinateur fera concurrence à James Bond. |