Il suffit de penser à la surveillance exercée par les grands Etats totalitaires, à l’espionnage d’Etat à Etat dans le cadre de la guerre froide ou à l’affaire des fiches en Suisse, pour se rendre compte que la surveillance a toujours existé. Ce qui a changé, c’est l’ampleur des possibilités liées aux nouvelles technologies, mille fois plus efficaces en termes de collecte, de stockage, d’exploitation des données et de portée – l’activité de chaque citoyen·ne étant susceptible d’être surveillée. La surveillance informatique permet d’accéder facilement à toutes les formes modernes de communication – appels téléphoniques, e-mails – et, grâce à des logiciels très performants, de retracer l’historique de navigation de millions d’individus qui utilisent internet. Le stockage électronique réduit les limites physiques induites par le papier. L’exploitation des données permet d’extraire les informations recherchées de manière rapide et ciblée. Si l’on combine les informations potentiellement disponibles par le biais de la surveillance (transactions effectuées avec des cartes de crédit, relevés de comptes bancaires, images de caméras dans la rue, etc.), si l’on y ajoute des innovations tels les logiciels de reconnaissance faciale ou la biométrie, on obtient des dispositifs de surveillance très puissants. Ces dispositifs permettent de produire une image détaillée de ce qu’un individu fait dans son quotidien.
Récemment, Edward Snowden, cet ancien technicien informatique de la CIA, nous révélait les dispositifs de surveillance à grande échelle mêlant les Etats-Unis et le reste du monde. Il rendait publique une décision juridique secrète obligeant la société de télécommunications Verizon à communiquer à la National Security Agency (Agence nationale de sécurité, NSA) des informations sur tous les appels téléphoniques qu’elle traite. Grâce à lui, nous connaissons aussi l’existence de PRISM, ce programme secret de la NSA, qui permet un accès direct aux informations stockées sur les serveurs de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, YouTube, Skype ou Apple, ainsi que les moyens techniques dont dispose la NSA pour analyser les informations ainsi obtenues.
Droits humains en péril
Ces révélations ont fait apparaître à quel point les formes modernes de surveillance représentent une menace pour les droits humains de chaque individu, en particulier pour le droit à une vie privée, à la liberté d’opinion et d’expression, d’association ou d’assemblée. La surveillance affecte inévitablement la vie privée des individus. Elle conditionne la façon dont ils s’expriment, communiquent entre eux et partagent leurs opinions et leurs idées (voir l’interview sur les enjeux éthiques de la surveillance en page 14).
D’après Michael Bochenek, directeur du département Droit et Politique à Amnesty International, «une des préoccupations majeures liées aux nouvelles technologies de surveillance est le fait que la personne dont les données et les communications ont été interceptées, collectées, stockées et partagées n’a pas consenti à cette utilisation.» La surveillance de masse et le partage de ses résultats entre les gouvernements représente aussi une menace particulière pour ceux qui traitent des informations sensibles, journalistes, avocats ou défenseurs des droits humains. «La surveillance a un effet dissuasif sur la capacité de ces personnes de rechercher, recevoir et diffuser des informations sur les violations des droits humains. Et dans certaines circonstances, par exemple lorsque ces informations tombent entre les mains d’autorités coercitives, elles représentent aussi un danger pour la vie des personnes concernées», souligne Michael Bochenek.
Pour illustrer la menace qu’une surveillance de masse fait peser sur les libertés civiles dans une démocratie, Stephan Davidshofer, politologue à l’Université de Genève et spécialiste de l’impact du contre-terrorisme sur l’Etat de droit, parle de pratiques «illibérales» de régimes libéraux. D’après lui, les nouvelles technologies de surveillance ne sont pas seulement des moyens plus efficaces pour lutter contre les menaces de notre temps. Elles sont aussi porteuses de valeurs. Et la gestion d’une grande masse de données va de pair avec une logique de profilage. D’ailleurs, l’efficacité même d’un système d’information réside dans sa capacité à pouvoir prédire des événements. Dès lors, selon le chercheur, la mise en place et l’usage croissant de nombreux systèmes d’information dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et d’autres sources de criminalité peuvent avoir des effets pervers. Ainsi, le Système d’information Schengen (SIS I et II), auquel la Suisse est raccordée depuis 2008. Il a pour but déclaré de lutter contre une série de délits transfrontaliers, mais il est utilisé, dans l’écrasante majorité des cas (jusqu’à près de 90%), pour l’identification d’immigré·e·s clandestin·e·s, nous fait-il remarquer.
Conditions de légalité
«La protection de la sécurité nationale est un objectif légitime qui peut être atteint grâce à des activités de surveillance. Mais cette fin ne justifie pas tous les moyens. Protéger la sécurité nationale ne peut pas être une raison valable pour donner carte blanche à toutes les formes de surveillance», estime Michael Bochenek. D’après lui, les activités de surveillance sont légales seulement si elles répondent à certaines conditions: elles doivent être basées sur une loi nationale claire, complète et accessible, poursuivre un but légitime en vertu du droit international, comme la protection de la sécurité nationale ou la prévention de la criminalité, et être nécessaires et proportionnelles pour atteindre ces objectifs légitimes. Selon lui, il est en outre fondamental que les Etats se dotent de moyens de contrôle robustes de ces mesures, y compris un contrôle parlementaire et judiciaire. |
L’ONU contre le cyberespionnage
En décembre 2013, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté à l’unanimité une résolution contre le cyberespionnage. L’Allemagne et le Brésil ont proposé d’adopter cette résolution suite aux révélations selon lesquelles la NSA avait intercepté des conversations téléphoniques des présidents des deux pays. Plus de vingt pays – dont la Suisse – ont appuyé la résolution. Le projet de résolution a cependant été très affaibli sous la pression des pays occidentaux, notamment les Etats-Unis. La résolution ne désigne pas les atteintes à la vie privée comme une violation des droits humains. Elle indique seulement que les droits humains «peuvent être» violés en cas de «surveillance illégale ou arbitraire», et invite les Etats à revoir leur législation et leur pratique en la matière. Les groupes de défense des droits humains, dont Amnesty International, ont critiqué la faible portée du texte. Ils appellent l’Assemblée générale de l’ONU à indiquer clairement que la surveillance exercée de manière arbitraire n’est jamais compatible avec le droit à la vie privée. La haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Navy Pillay, a été chargée de préparer un rapport sur la protection du droit à la vie privée d’ici mi-2014. Le thème sera ensuite débattu dans le cadre de l’Assemblée générale d’ici septembre 2014.
Manuela Reimann Graf