Même si les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg agacent parfois, la Suisse officielle n’entend pas dénoncer la CEDH. © REUTERS/Vincent Kessler
Même si les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg agacent parfois, la Suisse officielle n’entend pas dénoncer la CEDH. © REUTERS/Vincent Kessler

MAGAZINE AMNESTY CEDH Les Etats et la mue de Strasbourg

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°77, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2014.
Malgré des efforts importants, la réforme de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas encore accomplie. Plusieurs Etats, dont la Suisse, voient d’un mauvais œil les décisions rendues par Strasbourg, considérées par certains comme la manifestation d’un «droit étranger». Par Isabelle Michaud
ISABELLE MICHAUD
est historienne et journaliste. Elle travaille depuis 2010 pour la plateforme humanrights.ch.

Une «juridiction» allant de Lisbonne à Vladivostok et du cap Nord jusqu’à Malte et couvrant quelque huit cents millions de personnes, et des efforts de réforme couronnés de succès. Tout semble aller pour le mieux pour la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH). Et pourtant. «Prédire l’avenir de la Cour est une tâche risquée», écrivait en 2010 Michael O’Boyle, alors greffier adjoint de la CrEDH. Malgré les apparences, cette affirmation reste d’actualité, et il suffit de lire les journaux suisses et d’y suivre le débat politique pour s’en convaincre. L’heure est en réalité à la vigilance, chez nous plus qu’ailleurs.

Tempête sur Strasbourg

Après une année 2012 de tous les dangers pour la Cour, 2013 et 2014 semblent annoncer la pérennité de l’institution qui n’avait guère pu souffler depuis 1994. Ces dernières années, les efforts de réforme se sont intensifiés, et avec eux les conférences visant à trouver des solutions. Après Interlaken en 2010 et Izmir en 2011, la Conférence de Brighton de 2012 présentait un risque nouveau: les projets de réforme britanniques dissimulaient à grand peine le désir de freiner l’activisme supposé de la Cour derrière le souhait officiel d’améliorer son fonctionnement. Ce dernier mouvement a finalement eu une portée bien moindre que ce qu’on aurait pu craindre, et on s’est félicité à Strasbourg de voir la Cour arriver à bon port malgré la tempête.

Les Protocoles 15 et 16 ne devraient en effet pas menacer le rôle de la CrEDH en tant qu’institution carrefour de la protection des droits humains en Europe, mais bien plutôt le renforcer. En effet, même s’il consacre textuellement les principes de «subsidiarité» et de «marge d’appréciation», qui indiquent que les Etats sont bien maîtres chez eux, le nouveau protocole numéro 15 ne présente en soi rien de révolutionnaire. Le Protocole 16 crée en revanche un instrument plus puissant. Il devrait permettre aux Etats de mieux appliquer en amont la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et la jurisprudence de la Cour. Et d’éviter ainsi des conflits a posteriori. Encore soumis à signature, aucun de ces deux protocoles n’est pour l’instant entré en vigueur.

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Plus d’efficacité

A l’heure actuelle, les effets les plus visibles de la réforme de la Cour sont ceux issus du Protocole 14. Entré en vigueur en 2010, il a notamment modifié la procédure de plainte auprès de la CrEDH. Il semble avoir fait des miracles pour la productivité de la Cour et a permis de limiter grandement l’engorgement qui la menaçait du fait du trop grand nombre de requêtes. Dean Spielmann, président la CrEDH depuis septembre 2012, a ainsi repris à son compte l’expression selon laquelle la CrEDH est victime de son succès: elle «continue d’être un succès, mais n’est plus une victime». Les chiffres 2013 récemment publiés montrent notamment l’efficacité de la fonction de juge unique qui peut, tout seul, déclarer un recours manifestement irrecevable. Ils montrent aussi que le nombre des requêtes va enfin en diminuant.

Voilà un beau tableau qui semble bien être une image d’Epinal. Et pourtant la grogne règne encore dans plusieurs Etats, fâchés de voir l’envahissante juridiction européenne s’en sortir à si bon compte et continuer à dicter sa volonté aux nations.

La Cour agace

Parmi ces Etats, on compte aussi la Suisse. Oui, la Suisse officielle a toujours soutenu la réforme de la Cour, à Interlaken bien sûr, mais également à Izmir et à Brighton. Elle a également œuvré sur le plan diplomatique pour que la Russie, seul frein à l’entrée en vigueur du Protocole 14, finisse par ratifier elle aussi ce texte essentiel. Enfin, le Tribunal fédéral est indéniablement parmi les bons élèves européens et tend dans sa pratique à se référer directement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de la Cour afin de motiver ses décisions, conformément à ce qui est décrit dans les accords de Brighton.

Reste pourtant qu’en Suisse, la CrEDH agace. Dans les médias tout d’abord, surtout alémaniques, chez qui la pratique se répand toujours plus d’utiliser des décisions isolées de Strasbourg, controversées ou difficiles à mettre en œuvre, pour pilonner la Convention. Au sein des partis ensuite. Fondateur historique de l’Etat de droit en Suisse, le Parti libéral radical (PLR) semble désormais toujours plus se détacher de cet héritage. Tout en proposant ses propres solutions, il a fait siens, dans une prise de position de 2013, les points de vue de l’UDC sur «le droit étranger» et «les juges étrangers». Un revirement dont on doute qu’il profitera au parti de droite, mais qui en dit long sur les sentiments helvétiques vis-à-vis de Strasbourg. Même le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) écrivait dans une lettre d’information de septembre 2013 que «la Cour s’accorde souvent une compétence trop généreuse pour contrôler et évaluer des questions de fait. Elle se permet en outre de déduire de la Convention des standards pratiquement injustifiables au regard de ses dispositions.»

CEDH et démocratie directe

Dérapage europhobe ou saine critique d’une importante institution? Il n’en demeure pas moins qu’à l’exception de l’UDC, les agacés ne veulent en tous cas pas que la Suisse dénonce la CEDH. Et le Conseil fédéral non plus, comme il a eu l’occasion de le dire clairement dans sa réponse de mai 2013 à une interpellation du président de l’UDC. La position de la Confédération est donc beaucoup moins critique que celle du gouvernement britannique. Mais le parti agrarien a réussi à faire germer en Suisse l’idée selon laquelle la CEDH n’était pas compatible avec la sacro-sainte démocratie directe. Dans le sillage de cette croyance, la CEDH est devenue pour ainsi dire politiquement incorrecte en Suisse. Avec le nouvel article constitutionnel sur le renvoi des étrangers criminels, le phénomène est à son paroxysme. Qu’arrivera-t-il lorsque cet article vaudra régulièrement à la Suisse les foudres de Strasbourg sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour rectifier le tir, «par amour de la démocratie populaire»? Probablement ne nous restera-t-il alors pas d’autre choix «logique» que de dénoncer la CEDH, et l’UDC serait la première à le proposer. Nous serions ainsi, avec les Biélorusses, les citoyens les plus démunis d’Europe dans le domaine de la justice. Mais pas seulement. Nous serions également ceux qui, en ouvrant la boîte de Pandore, feraient souffler le vent de la déstabilisation sur tout l’espace européen de défense des libertés individuelles. La prochaine tempête viendra-t-elle de Suisse?


Le gardien des droits individuels

La Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) à Strasbourg a été instaurée par le Conseil de l’Europe en 1949, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Cette organisation internationale a pour mission de défendre les droits humains, la démocratie et le principe de l’Etat de droit. Quarante-sept Etats en sont membres, dont la Suisse. Le Conseil de l’Europe, qui ne doit pas être confondu avec l’Union européenne, soumet aux Etats un certain nombre de traités internationaux. Le plus important de ces traités est incontestablement la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, aussi appelée Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Tous les membres du Conseil de l’Europe doivent la mettre en oeuvre. La Cour européenne des droits de l’homme a été instituée pour veiller à l’application de la Convention. On la confond souvent avec la Cour européenne de justice, dont le siège est à Luxembourg.

Huit cents millions de personnes protégées

Tout individu peut déposer une plainte contre un Etat membre auprès de la CrEDH dès lors qu’il lui semble que celui-ci viole ses droits fondamentaux. De Lisbonne à Vladivostok, du cap Nord à Malte, ces Etats membres comptent plus de huit cents millions d’habitant·e·s. Ils reconnaissent l’autorité d’un tribunal international dont les jugements peuvent leur être défavorables. Cette situation est unique au monde. On ne trouve nulle part, pas même au sein des Nations unies, un système aussi efficace pour garantir les droits humains.

Stefan Schlegel