MAGAZINE AMNESTY CEDH Strasbourg, le dernier espoir

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°77, publié par la Section suisse d’Amnesty International, mai 2014.
Pour les personnes qui s’estiment victimes de violations des droits humains, Strasbourg représente la dernière étape d’un long parcours à travers les instances judiciaires. Un avocat et une ancienne plaignante racontent leurs expériences et leurs victoires. D’autres affaires, comme celle d’un plaignant ayant nié le génocide arménien entre 1915 et 1916, permettent de clarifier les pratiques au niveau européen. Par Carole Scheidegger et Manuela Reimann Graf

 


avocats CrEDH.jpg La Cour européenne des droits de l’homme a cassé des jugements duTribunal fédéral à plusieurs reprises. Elle a par exemple rendu justice àla famille d’une victime de l’amiante. © REUTERS/Vincent Kessler

Justice pour une victime de l’amiante

Hans Moor est décédé à l’âge de cinquante-huit ans d’une tumeur de la plèvre. «Peu avant sa mort, alors qu’il était déjà presque à l’agonie, il m’a chargé de porter son cas devant des tribunaux», dit son avocat d’alors, David Husmann, qui représente aujourd’hui la veuve et la fille de M. Moor. Ce dernier était tombé malade après avoir été en contact avec de l’amiante pendant des années sur son lieu de travail. Le mécanicien sur machines était employé depuis 1964 par l’entreprise BBC (aujourd’hui Alstom). Les ouvriers n’y étaient pas suffisamment protégés contre les poussières d’amiante, dont la nocivité était pourtant connue depuis le milieu des années 1960. Frappé par le cancer en 2004, M. Moor avait dénoncé son employeur au Tribunal des prud’hommes de Baden, mais était déjà décédé lorsque celui-ci avait rendu son verdict : la plainte était irrecevable en raison du délai de prescription, échu depuis 1988. «C’est ce que nous avons contesté depuis le début. Comment peut-il y avoir prescription alors que personne n’avait encore connaissance du dommage?», demande, agacé, l’avocat Husmann. Car la maladie qui a été fatale à M. Moor ne se déclare souvent que des années après le contact avec l’amiante; le délai de prescription se calcule à partir de la date du dernier événement dommageable et dure en principe dix ans.

Conformément au souhait de M. Moor, la famille a décidé de continuer le combat sur le terrain judiciaire. Elle a d’abord saisi la Cour suprême du canton d’Argovie puis le Tribunal fédéral. Les deux instances ont rejeté sa plainte. Entretemps, les plaignant·e·s ont entrepris une procédure contre l’assurance Suva, qui a beaucoup trop tardé à informer le public contre les dangers de l’amiante. Mais elles n’ont pas non plus obtenu gain de cause. «Nous avons aussitôt décidé d’aller à Strasbourg», se souvient M. Husmann. Cette démarche a porté ses fruits : la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a estimé en mars dernier que le jugement du Tribunal fédéral dans l’affaire Moor violait l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Cet article stipule que toute personne a droit à un procès équitable – ce que le délai de prescription trop court rendait impossible pour les victimes de l’amiante.

La famille Moor est très satisfaite de ce jugement. La CrEDH lui a en outre accordé une compensation de quinze mille euros pour les frais de procédure à Strasbourg. Si la Confédération renonce à faire appel – ce qui restait ouvert au moment où nous mettions sous presse – l’affaire sera rejugée au Tribunal des prud’hommes de Baden. Celui-ci devra statuer sur la demande de dédommagement d’un demi-million de francs. Pour la famille Moor, le marathon judiciaire n’est pas encore terminé.

David Husmann s’attend à ce que le cas Moor ait un impact sur la législation suisse, le droit de la prescription étant actuellement en cours de révision. «Le Parlement doit prendre acte de la jurisprudence de la CrEDH», insiste l’avocat zurichois. Il s’emporte contre le Tribunal fédéral, qui a suspendu plusieurs dossiers liés à l’amiante, au motif qu’il fallait attendre la révision de la loi: «Quelle stupidité! Le tribunal ne fait que repousser l’échéance.» Entretemps, d’autres victimes de l’amiante vont décéder sans avoir été dédommagées.

CS


Isabelle Neulinger.jpg Isabelle Neulinger a obtenu gain de cause à Strasbourg. Elle pourra conserver la garde de son fils. © AI / Anaïd Lindemann

Une mère veut protéger son enfant

Isabelle Neulinger, qui possède la double nationalité suisse et belge, émigre en Israël en 1999. Elle y fait la connaissance de son voisin Shai, un charmant professeur de sport. Ils se marient peu de temps après, et leur fils Noam naît en 2003. Isabelle vient d’une famille juive libérale. Elle encourage son mari, qui n’a reçu aucune éducation religieuse, à apprendre les bases du judaïsme et à fréquenter de temps à autre la synagogue. Celui-ci rejoint alors un mouvement religieux ultra orthodoxe, se met à suivre à la lettre les préceptes religieux et demande à son épouse d’en faire autant. Il devient de plus en plus exigeant et intolérant: le jour du shabbat, il va jusqu’à empêcher sa femme d’emmener leur bébé atteint de convulsions fébriles à l’hôpital. Et pendant que sa femme travaille, il emmène le petit Noam avec lui lorsqu’il harangue les passant·e·s ou collecte des fonds sur la voie publique pour son mouvement religieux.

Isabelle ne reconnaît plus l’homme qu’elle a épousé et qui la menace à présent de mort. Elle finit par obtenir la garde de Noam, puis le divorce, et dans la foulée, elle demande aux autorités israéliennes de prononcer une interdiction de sortir du territoire pour Noam, car elle craint que le père n’enlève son fils à l’étranger. Cette mesure a un effet boomerang: elle empêche Isabelle de quitter légalement le pays avec son enfant lorsque son ex-mari se fait trop menaçant. Terrifiée, Isabelle décide alors de fuir, pour protéger sa vie et son enfant. Une nuit de juin 2005, elle dissimule Noam sous du matériel de plongée et lui fait passer clandestinement la frontière israélo-égyptienne, puis traverser le désert du Sinaï. Tous deux s’envolent ensuite pour la Suisse.

Alors qu’Isabelle se croit enfin en sécurité en Suisse avec son fils, elle est repérée par Interpol. Shai dépose plainte pour enlèvement d’enfant devant un tribunal suisse et exige le retour immédiat de son fils en Israël. Les deux tribunaux de première instance donnent raison à son ex-femme, mais en septembre 2007 le Tribunal fédéral ordonne le renvoi du petit garçon en Israël dans un délai de cinq semaines.

Isabelle Neulinger se tourne alors vers la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, invoquant une violation de l’article 8 de la CEDH («Droit au respect de la vie privée et familiale»). Déboutée en janvier 2009, elle risque à nouveau d’être séparée de son fils. Elle ne peut pas retourner en Israël, où elle risque vingt ans de prison pour enlèvement d’enfant. En dernier recours, elle saisit la Grande Chambre de la Cour européenne, qui n’accepte d’examiner que des cas exceptionnels: «C’était ma dernière chance», écrit-elle dans le livre où elle raconte son histoire.

En juillet 2010, contre toute attente, la Grande Chambre balaie la décision précédente et se prononce enfin en sa faveur. «Les juges ont placé l’intérêt de mon fils au-dessus de toutes les autres considérations», conclut Isabelle Neulinger. Dans certains milieux juridiques, l’arrêt de Strasbourg demeure controversé car il donne raison à un parent «ravisseur». Mais Isabelle Neulinger n’en a cure: «Mon combat servira à d’autres, puisque l’arrêt fait désormais jurisprudence et est une référence en matière de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant», dit-elle. Noam peut grandir auprès d’elle et plus tard, être libre de ses choix.

CS


Négationnisme: la Suisse demande une clarification

La liberté d’expression prime-t-elle sur la protection contre la discrimination raciale? En décembre 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un jugement défavorable à la Suisse: elle a estimé qu’en condamnant le négationniste Perinçek, la Confédération avait violé l’article 10 de la CEDH, qui garantit la liberté d’expression.

Près de 1,5 million d’Arménien·ne·s sont mort·e·s lors des persécutions conduites par les autorités ottomanes entre 1915 et 1916 (ces chiffres correspondent aux estimations arméniennes). Lors d’interventions publiques en Suisse en 2005, le président du parti du travail turc, Dogu Perinçek, nationaliste de gauche, a déclaré que qualifier ces événements de génocide était un «mensonge international». La justice vaudoise l’a condamné à une amende pour violation de la norme pénale contre la discrimination raciale. Le Tribunal fédéral a confirmé la sentence en 2007, considérant que les motivations de Perinçek étaient de toute évidence racistes et nationalistes. Les juges fédéraux ont estimé qu’il existe aujourd’hui un consensus entre juristes et historien·ne·s pour désigner les événements de 1915-1916 comme un génocide.

Dans son jugement de décembre 2013, la Cour européenne des droits de l’homme est arrivée à d’autres conclusions. Le Tribunal fédéral avait considéré que la norme antiracisme s’appliquait non seulement à l’Holocauste, mais également à d’autres génocides, dont celui des Arménien·ne·s, reconnu par le Conseil national en 2003 – comme par vingt et un autres pays. La Cour européenne a jugé ces conditions insuffisantes pour parler d’un consensus international. «La CrEDH fait une distinction entre la négation de l’Holocauste, qui doit incontestablement être sanctionnée, et la négation du génocide des Arméniens», explique Daniel Möckli, professeur de droit international à l’Université de Zurich. «En ce qui concerne l’Holocauste, les faits niés, notamment l’existence des chambres à gaz, ont déjà été reconnus lors des procès de Nuremberg.» Le génocide des Arménien·ne·s n’a jamais fait l’objet d’une telle reconnaissance sur le plan juridique. La Cour européenne a également donné une autre interprétation des intentions de Perinçek: selon elle, il n’était pas avéré que les discours incriminés constituaient un appel à la discrimination et à la haine raciale.

La Suisse va maintenant porter le cas devant la Grande chambre. «Il y a de bonnes chances qu’elle revoie le jugement rendu en première instance, d’autant plus qu’il était controversé», estime Daniel Möckli. «Beaucoup souhaitent qu’un nouveau jugement vienne clarifier la question. C’est le premier cas de négationnisme ne concernant pas l’Holocauste sur lequel la Cour européenne des droits de l’homme doit se prononcer.»

Même si le jugement est confirmé, Daniel Möckli n’y voit pas une raison de modifier ou de supprimer la norme pénale contre la discrimination raciale – comme le réclament les adversaires de la loi. Ainsi, l’UDC a déposé une motion exigeant son abolition, au motif qu’elle violerait la liberté d’expression. Selon Daniel Möckli, «la liberté d’expression s’inscrit souvent dans un champ de tensions avec d’autres droits fondamentaux. Les tribunaux effectuent toujours une pesée d’intérêts dans une situation particulière. Le jugement de Strasbourg sur le cas Perinçek ne concerne de toute façon que le paragraphe de la norme qui traite de la négation ou de la minimisation du crime de génocide. Il n’affecte pas les autres dispositions, qu’il n’est donc pas question de modifier ou de supprimer.»

MRG