LORENZ LANGER, avocat et historien, est chargé de cours à l’Université de Zurich et chercheur au Centre de recherche sur la démocratie directe à Aarau.
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> AMNESTY: Quand est apparue la rhétorique politique négative à l’encontre de la CEDH?
< Lorenz Langer: Durant les premières années après la ratification de la convention en 1974, on n’a guère entendu de critiques contre ce texte et les institutions strasbourgeoises. Dans un rapport datant de 1984, le Conseil fédéral estimait que le bilan des expériences avec la CEDH était «largement positif», et que la convention n’avait entraîné «aucune conséquence négative» du point de vue de la souveraineté suisse.
Cette évaluation positive a été remise en question pour la première fois en 1988. Dans le contexte d’une violation de l’article 6 de la CEDH, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a jugé invalide une déclaration interprétative de la Suisse à ce sujet. C’était la première fois qu’une institution judiciaire internationale annulait la réserve d’un Etat – un événement significatif, vu l’importance attribuée par les Etats aux réserves. Plusieurs démarches parlementaires s’en sont suivies, et le Conseil fédéral a même été sommé de déclencher la dénonciation de la convention à titre provisoire.
«Depuis le Pacte fédéral de 1291, le rejet des juges étrangers est un élément important de la mythologie suisse.»
Depuis lors, des jugements isolés ont entraîné des critiques isolées. C’est surtout avec l’émergence d’initiatives populaires difficiles à concilier avec le droit international que ces critiques sont devenues plus fortes et plus constantes. Pourtant, jusqu’à présent, la CrEDH n’a jamais remis en cause une norme constitutionnelle établie par une initiative populaire. Plus récemment, des jugements en rapport avec l’expulsion des étrangers criminels ont occasionné des critiques virulentes.
> L’objectif d’initiatives comme celles sur les minarets ou le renvoi des étrangers criminels n’est-il pas de critiquer «l’emprise» des juges étrangers sur notre système juridique et de demander le retrait de la Suisse de la Convention européenne des droits de l’homme? Peut-on parler d’un agenda caché?
< La critique envers les juges étrangers a déjà été exprimée lors des débats parlementaires précédant la ratification de la CEDH, elle n’est donc pas nouvelle. Il ne s’agit pas non plus d’un agenda caché. Le but de l’initiative sur les minarets n’était pas d’aboutir à une condamnation de la part de la CrEDH, qui aurait permis de renforcer la critique envers Strasbourg, même si une telle condamnation était consciemment acceptée.
Depuis le Pacte fédéral de 1291, le rejet des juges étrangers est un élément important de la mythologie suisse. Et la mythologie remplit des fonctions importantes pour une communauté. Mais dans le cadre de la CrEDH, l’image du juge étranger comme un ennemi a été instrumentalisée et utilisée de manière erronée. En effet, un juge suisse participe toujours à un jugement de Strasbourg contre la Suisse.
«Le contrôle par les juges est perçu comme une limitation de la volonté du peuple.»
De plus, les Suisses y ont toujours occupé des fonctions importantes. Stefan Trechsel a ainsi été président de la commission et Lucius Wildhaber président de la Cour pendant plusieurs années. Par ailleurs, cette critique n’est pas dirigée uniquement contre les juges étrangers, mais contre le pouvoir judicaire en général. A cet égard, on peut vraiment parler d’un agenda caché. Le Tribunal fédéral est en effet critiqué de manière très virulente quand, comme dans le dossier de la naturalisation, il place les droits fondamentaux au-dessus des décisions démocratiques. On peut donc parler d’un agenda contre le judiciaire.
> Pourquoi la CEDH est-elle tant critiquée en Suisse?
< La forte légitimation démocratique de la législation suisse joue certainement un rôle. Ailleurs, ce sont les tribunaux qui doivent veiller à ce que l’intérêt du peuple soit respecté par le Parlement. Chez nous, c’est le peuple qui est considéré comme le législateur – même si ce pouvoir législatif populaire n’est souvent qu’une fiction. Le contrôle par les juges est donc perçu comme une limitation de la volonté du peuple.
Une compréhension très républicaine de l’Etat joue également un rôle. Selon cette conception, ce sont les citoyens et les citoyennes qui doivent décider qui participe à leur respublica. La manière sélective de considérer les jugements de Strasbourg – le nombre de plaintes qui aboutissent avec succès est extrêmement faible – et leur instrumentalisation à des fins politiques offre une explication supplémentaire.
> Le droit interne suisse s’oppose-t-il à la CEDH?
< Il existait des contradictions manifestes entre la Constitution et la CEDH avant que la Suisse ne ratifie cette dernière. Mais ces contradictions – notamment l’absence du droit de vote pour les femmes – ont été éliminées avant que la Suisse n’adhère à la CEDH.
En principe, l’ordre juridique suisse est défini de manière favorable par rapport au droit international. Mais la relation entre droit fédéral et droit international n’est pas clarifiée dans tous les cas. D’après le Tribunal fédéral, en cas de conflit entre une loi fédérale et le droit international, surtout si cela concerne la protection des droits humains, c’est le droit international qui prime. Ce qui n’est pas clarifié, c’est la relation entre Constitution et droit international, même si le Tribunal fédéral a laissé entendre que dans ce cas de figure également, il donnerait la priorité à la CEDH.
Mais il faudrait dépasser cette discussion sur la relation entre droit international et droits nationaux. Au lieu de cela, nous devons mettre en avant des questions plus fondamentales. Le catalogue des droits fondamentaux de la Constitution fédérale de 1999 a été influencé considérablement par la CEDH. Voulons-nous conserver ces droits codifiés au niveau national autant qu’international? Ou la majorité du peuple peut-elle les abroger? La question centrale n’est pas de savoir si un tribunal à Strasbourg peut et doit juger la Suisse, mais si les valeurs qui fondent notre communauté politique et sociale doivent perdurer. Evidemment, le principe démocratique doit jouer un rôle très important à cet égard, mais pas un rôle exclusif. C’est la Constitution suisse et non pas la CEDH qui prévoit que la force dela communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres!
> Quelles mesures le Conseil fédéral doit-il prendre pour veiller à une meilleure compatibilité entre les initiatives populaires et le droit international?
< C’est le Parlement qui juge de la validité des initiatives populaires, pas le Conseil fédéral. La pratique de l’Assemblée fédérale en la matière est généreuse, elle agit selon le principe in dubio pro popolo. Bien sûr, le Conseil fédéral peut, dans ses messages auprès du Parlement, signaler des violations du droit international. Mais au-delà, sa marge de manœuvre est limitée. Il a proposé une procédure non contraignante d’examen des initiatives populaires, tout comme l’élargissement des motifs d’invalidité des initiatives. Mais il a retiré ces deux propositions suite aux critiques dont elles ont fait l’objet dans le cadre de la procédure de consultation fin 2013.