«Je suis née en Ukraine et je veux vivre en Ukraine», s’époumone Veronika, par-dessus les détonations de grenades assourdissantes. Les joues peintes en jaune et en bleu, couleurs du drapeau national, Veronika manifestait pacifiquement lundi 28 avril à Donetsk, capitale du Donbass, Ukraine de l’Est, quand quelques centaines de séparatistes pro-russes armés de barres de fer, de battes de base-ball, le plus souvent masqués, ont surgi en hurlant «Rossiya, Rossiya!» (Russie). Ils se sont rués sur le petit millier de personnes défilant dans la rue pour afficher leur désir d’unité du pays. Pris de peur, Veronika et ses amis se sont mis à courir pour échapper aux coups qui pleuvaient sur les têtes des manifestants. «Mais que font les flics?», hurle Veronika, hors d’elle, en voyant des pro-Russes s’acharner sur des manifestants ensanglantés. Les deux cents policiers des forces antiémeutes, déployés pour prévenir les heurts, restent sur le côté, intervenant seulement pour dégager une victime à terre risquant de périr sous les coups de barres de fer. «Mort aux fascistes!», hurlent les pro-Russes en pourchassant les manifestants qui ne se sont pas encore dispersés. La police ne procède à aucune arrestation, la manifestation se solde par dix à quinze blessés.
«Les habitants du Donbass attendent de la Russie des gros salaires et des aides.»
Veronika sanglote, choquée. «Ce sont des barbares, des fous furieux! Je ne sais pas d’où ils sortent ni d’où vient leur haine de l’Ukraine», gémit-elle, tentant de reprendre son souffle. «Pourquoi nous traitent-ils de fascistes? Nous voulons juste protéger notre pays!» Une amie tente rapidement d’effacer les couleurs jaune et bleue sur ses joues pour éviter une nouvelle agression. Veronika tremble de tous ses membres. «Et la police les laisse faire, comme si elle était de leur côté!»
La police passive
«Si la police ne fait rien, c’est qu’il y a un grave problème structurel au sein des forces de l’ordre», note Igor Todorov, professeur de sciences politiques à l’Université de Donetsk. «Leurs dirigeants ont été nommés par [l’ancien président déchu Viktor] Ianoukovitch. Ils continuent aujourd’hui à être payés par son clan.» Todorov et d’autres experts estiment que le clan Ianoukovitch, de concert avec Moscou, attise les troubles dans la région du Donbass, très majoritairement russophone et culturellement proche de la Russie. Mais le professeur note aussi que tous les sondages réalisés dans la région montrent que seule une minorité de locaux sont favorables à un rattachement du Donbass à la Russie. «Ils ne sont pas plus de 20% dans la région de Donetsk, 33% dans les villes les plus sinistrées économiquement.» Malgré ces sondages, d’après les leaders séparatistes, une écrasante majorité des habitants de Donetsk et de Luhansk se serait prononcée en faveur d’un rattachement de leur région dans le cadre du référendum.
Kiev a au contraire considéré cette votation comme invalide puisque la Constitution ukrainienne ne reconnaît que les votations nationales ou locales, mais pas régionales. En l’absence d’observateurs indépendants lors du référendum, les résultats ne peuvent être vérifiés. Les sociologues notent que dans les villes minières du bassin du Donbass, le soutien au séparatisme est plus fort. «Il y a un aspect socioculturel sous-jacent au séparatisme: les habitants du Donbass ont été éduqués dans le paternalisme. Ils attendent de la Russie des gros salaires et des aides. Ils ne comptent pas sur leurs propres forces, mais sur une aide de l’extérieur», conclut Todorov, qui dit par ailleurs craindre pour sa sécurité personnelle et celle de ses proches face à la violence croissante.
Le poids de la propagande
Le facteur propagande joue un rôle clé dans l’embrasement de la région. La majeure partie de la population regarde les chaînes de télévision russes, contrôlées par le Kremlin. «L’objectif de Poutine est clair: détruire l’Etat ukrainien et prendre le contrôle par n’importe quel moyen des régions majoritairement russophones», estime le politologue Stanislav Belkovsky. La télévision est jusqu’ici son arme privilégiée.
«Nos médias ukrainiens ne sont pas à la hauteur pour faire face aux attaques de la propagande de Poutine.»
Le message diffusé en permanence est le suivant: Kiev est occupée par une junte illégitime contrôlée par des fascistes manipulés par l’Occident. Poutine est l’unique rempart contre l’anarchie et la pauvreté. «La propagande russe est une arme formidable», admet amèrement Vadym Omeltchenko, directeur de l’Institut Gorshenin à Kiev. «Nos médias ukrainiens ne sont clairement pas à la hauteur pour faire face à ces attaques.»
«Je ne regarde pas les chaînes ukrainiennes parce qu’elles mentent», s’écrie Macha, une architecte à la retraite attendant son bus pour rejoindre le centre de Donetsk. «Le gouvernement [par intérim] de Kiev n’a aucune légitimité», juge-t-elle, regrettant le président Ianoukovitch renversé en février. «A la télé [ukrainienne], ils parlent de nous, les habitants du Donbass, comme d’un troupeau de dégénérés. Ces gens de l’Ouest qui ont pris le pouvoir nous regardent de haut», s’insurge-t-elle. Mais pour autant, elle se sent «100% ukrainienne. Pas question de sortir de l’Ukraine! Nous faisons tous partie d’un seul et même pays et nous devons régler nos problèmes entre nous», martèle Macha.
Soudain, une autre dame, habillée très pauvrement, s’invite dans la discussion. «Moi je veux que le Donbass fasse partie de la Russie », dit-elle. «Nous avons un gouvernement d’incapables, entre les mains des oligarques. Ils ont pillé notre industrie et planquent leur argent en Occident. Poutine a remis l’industrie sur les rails. Les Occidentaux le respectent parce qu’ils ont peur de lui.» Cette dame ne cache pas que l’argument décisif dans son orientation, ce sont «les retraites, qui sont quatre fois supérieures en Russie qu’en Ukraine».
Des situations complexes
En fait, les habitants du Donbass sont divisés en plusieurs sensibilités. Beaucoup de jeunes, à l’instar de Sergueï Popov, vingt-huit ans, sont favorables à la révolution de Maïdan, à Kiev. «Je souhaite que l’Ukraine s’intègre à l’Europe et mette fin au règne de la corruption et au paternalisme», explique ce juriste et militant pro-Ukraine vivant à Donetsk. Artiom Novikov, chauffeur de taxi quadragénaire, voit les choses autrement : «Je suis contre Maïdan et je soutiens les opposants à Kiev. Maïdan a renversé par la force le gouvernement légitime et ce sont aujourd’hui des héros. Nous, quand on se révolte, on nous traite de séparatistes!», s’insurge-t-il. Pour le politologue Alexandre Kava, «le gouvernement et les médias à Kiev refusent d’entendre les revendications du Donbass et s’évertuent à rejeter toute la responsabilité des troubles sur Moscou».
A Slaviansk, où la rébellion pro-russe a pris le contrôle par les armes de cette ville de cent vingt mille habitants, l’ambiguïté fonctionne dans l’autre sens. Les partisans de l’autoproclamée «République de Donetsk» ont favorisé le référendum sur l’indépendance de la région. Le but sous-jacent était le rattachement à la Fédération russe. Les rebelles se proclamant de la «République Populaire de Donetsk» réclament un référendum en faveur de l’indépendance de la région, alors que leur but véritable est un rattachement à la Fédération russe. Une grande partie de la population de cette ville à l’économie sinistrée soutient la rébellion, car elle est perçue comme une protection contre «les fascistes occupant Kiev qui veulent nous attaquer avec des chars», selon Tatiana, comptable à la mairie. Loin d’être effrayée par les hommes cagoulés armés de kalachnikovs, Tatiana voit en eux de «vrais patriotes, pas des marionnettes des Européens». Pour elle, «nous devons nous rapprocher de la Russie car nos usines dépendent entièrement des commandes russes. Cela dit, je ne veux pas changer les frontières. Je veux que l’Ukraine reste telle qu’elle est.» Comme la plupart des habitants de Slaviansk, Tatiana ne semble pas réaliser que sous couvert de «lutte contre le fascisme», il s’agit bien pour le Kremlin de répéter le scénario de la Crimée.