Le tortionnaire cherche à atteindre l’identité de l’individu en détruisant les fondements de son identité sociale. © Ambroise Héritier
Le tortionnaire cherche à atteindre l’identité de l’individu en détruisant les fondements de son identité sociale. © Ambroise Héritier

MAGAZINE AMNESTY Torture «Il faut se souvenir»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°78, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2014.
Temps, écoute, climat de confiance sont des éléments nécessaires aux victimes de la torture qui demandent l’asile en Suisse pour apprendre à vivre avec leur traumatisme. Autant d’éléments que les durcissements incessants de la politique d’asile entravent. Le point avec Philippe Conne, psychologue-psychothérapeute FSP pour l’association Appartenances, qui comprend le plus grand centre ambulatoire pour victimes de la torture de Suisse. propos recueillis par Nadia Boehlen

> AMNESTY: Quelles sont les populations prises en charge à Appartenances?

< Philippe Conne: Appartenances s’étant spécialisée dans ce domaine, elle accueille toutes les populations qui ont subi la torture. Environ quarante-cinq pour cent des personnes que nous voyons ont été victimes de torture ou de mauvais traitements, selon la définition des Nations unies. Nous traitons beaucoup de personnes de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo et de Turquie, parce que nous nous sommes développés lorsque ces populations sont arrivées en Suisse. Nous voyons aussi des personnes d’Afrique subsaharienne et d’Afghanistan. Environ seize personnes, psychologues et psychiatres ainsi que deux physiothérapeutes, s’occupent des victimes de la torture à Appartenances.

> Comment les personnes qui ont subi la torture vivent-elles avec leurs séquelles? Observe-t-on des étapes dans le processus de guérison?

< Oui, il y a des étapes. D’abord les personnes doivent se sentir assez en sécurité pour pouvoir aborder la torture. Si elles se trouvent dans un processus de survie, ce sera plus difficile pour elles d’aborder ce vécu. Il faut créer un lien de confiance avec le thérapeute. Cela prend du temps pour que les gens osent sortir du silence. Parce que la torture a comme volonté d’imposer le silence, de faire taire les gens, de les enfermer dans la honte, dans des mouvements de ce type-là, qui les empêchent de parler. Une fois qu’il commence à aborder les choses, le thérapeute doit se montrer précautionneux et éviter l’intrusion, les personnes que nous suivons l’ayant déjà suffisamment subie sous la torture. lI faut éviter de traumatiser une nouvelle fois en posant trop de questions. Nous sommes toujours très respectueux de la temporalité des gens. Nous cherchons à débloquer, à voir ce qui n’a pas été touché par la torture pour atteindre les ressources de chaque personne. Il y a un certain nombre de choses qui ont pu être conservées.

> Est-ce que ça passe par le fait de dire ce qui s’est passé?

< Ce n’est pas forcément le cas. C’est un processus assez lent et variable. Il y a des gens qui viennent en disant : je vais tout raconter. Ils racontent en boucle et après ça se perturbe parce que c’est lié à des choses intimes. D’autres ne parviennent pas à parler ; cela prend une année pour qu’ils arrivent à dire: oui, j’ai subi des viols, etc. Nous cherchons à comprendre ce qu’ils ont subi, sans aller chercher, sans faire d’interrogatoire de police. Parce que les interrogatoires, ils connaissent. Nous ne voulons pas connaître tous les détails, mais tentons de faire le procès de ce que les victimes de la torture ont subi. Nous essayons de montrer que la torture est un système qui est mis en place, où se reproduisent toujours les mêmes choses. Comprendre le système permet de mettre le tortionnaire à l’extérieur. Il est important de ne pas considérer la torture seulement individuellement, mais aussi collectivement. La torture atteint les individus, mais le but de cette pratique est d’atteindre l’ensemble de la communauté, et l’ensemble des appartenances des gens. Nous cherchons donc à articuler les souffrances individuelles avec le destin de la communauté.

philippe conne.jpg Philippe Conne est psychologue spécialiséen psychothérapie FSP d’orientation systémique. Il travaille comme psychothérapeute à Appartenances Vaud depuis vingt ans. Il est également responsable du subventionnement pour le travail avec les victimes de torture alloué par l’ONU à l’association. © DR

> C’est-à-dire?

< En effet, le tortionnaire, selon le type de tortures infligées (viols, marquages du corps, atteinte de l’identité sexuelle, etc.), cherchera à atteindre l’identité de l’individu en détruisant les fondements mêmes de son identité sociale. Il fabrique dès lors un être marqué et socialement fragilisé, qui est obligé de se reconstruire et de retrouver ses appartenances sociales pour espérer retrouver une place au sein de sa propre communauté.

> Quels risques courent les personnes qui ont subi la torture?

< L’isolement et l’enfermement, la consommation de médicaments à outrance, l’alcool et la drogue pour essayer d’oublier sont les risques les plus importants. Nous n’avons été confrontés qu’à de rares cas de suicide. Il y aussi le risque de ne pas dépasser les événements traumatisants. Certain·e·s patient·e·s restent bloqués sur ces événements toute leur vie. Cela congèle tout l’avenir, comme si les choses n’évoluaient pas.

> Quels effets la politique d’asile actuelle a-t-elle sur la possibilité des personnes torturées de se faire soigner?

< Parfois elles sont à nouveau traumatisées par l’accueil qu’on leur réserve en Suisse, par exemple lorsqu’elles sont contrôlées par la police. Or les personnes traumatisées sont hypersensibles à tout événement qui peut rappeler un tant soit peu ce qu’elles ont vécu. La politique d’asile actuelle peut avoir pour risque de réactiver un traumatisme. Avec des réactions qui peuvent être assez violentes. Par ailleurs, les personnes font face à des systèmes de répression paraétatiques moins clairs, moins ciblés, donc moins reconnus que dans le cadre de dictatures clairement établies. Celles qui les subissent n’obtiennent pas toujours le statut de réfugié et sont souvent déboutées. Nous sommes dans l’impossibilité de les soigner. Elles disparaissent. Soit elles sont renvoyées en avion, soit elles entrent dans la clandestinité. Finalement, suite aux réformes actuellement discutées, les personnes qui ont subi la torture devraient déclarer a priori qu’elles sont malades. Cela va poser un problème car le traumatisme ne peut pas s’exprimer tout de suite. Un individu torturé a besoin d’être en confiance pour pouvoir peut-être évoquer les choses. Des personnes qui ont été torturées risquent donc de ne plus pouvoir se faire soigner parce qu’elles n’ont pas pu dire assez tôt ce qu’elles ont subi.

> On ne peut pas guérir complètement, mais peut-on mieux vivre après avoir été torturé?

< Les torturés sont traumatisés à vie. En fonction des événements qui ponctuent leur vie, ils peuvent à nouveau avoir des cauchemars ou des craintes. Souvent, ils ont la volonté d’oublier, de refouler, d’effacer complètement ce qui s’est passé. Ce souhait est compréhensible, mais c’est impossible. Et ils sont en contact avec des gens qui ont vécu la même chose, ou avec la famille. Ils ont envie de tout oublier, mais en même temps ils se sentent porteurs d’un devoir de mémoire.

> Peut-on donner un sens à la torture?

< On ne peut pas effacer la torture, mais on peut en faire quelque chose. Elle peut être un moteur. La torture est pratiquée, encore et toujours ; s’en souvenir c’est une lutte éternelle, contre le silence.