Kanyana Mutombo: «Une manière de lutter contre le racisme dirigé contre les Noirs, c’est de lui donner une visibilité. Cette visibilité ne peut pas être reconnue à travers un terme vague.» © Jean-Marie Banderet
Kanyana Mutombo: «Une manière de lutter contre le racisme dirigé contre les Noirs, c’est de lui donner une visibilité. Cette visibilité ne peut pas être reconnue à travers un terme vague.» © Jean-Marie Banderet

MAGAZINE AMNESTY Discrimination Reconnaître le racisme anti-Noir

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°79, publié par la Section suisse d’Amnesty International, décembre 2014.
Kanyana Mutombo est secrétaire général du CRAN (Carrefour de réflexion et d’action sur le racisme anti-Noir). Il préside le collectif associatif à l’origine du Centre d’écoute contre le racisme et dirige l’Université populaire africaine de Genève. Il lutte depuis quinze ans contre le racisme anti-Noir* qui peine à être reconnu, bien qu’une large population le subisse depuis longtemps. En Suisse comme ailleurs. par Anaïd Lindemann

> AMNESTY: Pourquoi parler de racisme anti-Noir plutôt qu’anti-Africain?

< Kanyana Mutombo: Lorsqu’on dit «Africain», on se réfère au continent. Et sur le continent africain, il n’y a pas que des Noirs. Les populations d’Afrique du Nord ne peuvent par exemple pas être incluses comme victimes de ce racisme-là, en dehors de quelques minorités noires. Pareil pour les communautés établies en Afrique australe d’origine hollandaise, anglaise ou indienne. Le terme «Africain» relève d’une dimension géographique, peut-être politique. Nous prenons bien évidemment en compte la dimension géographique, mais nous la concevons selon les caractéristiques de ce racisme: c’est une idéologie et un système qui ciblent des Noirs. Nous avons choisi de recourir au terme «Noir» non pas parce que nous adoptons nous-mêmes ce terme, mais parce qu’il correspond à la représentation de ceux que nous combattons, qui considèrent ces populations comme étant inférieures.

> Pourquoi la reconnaissance de cette forme de racisme est-elle importante?

< Une manière de lutter contre ce racisme en particulier c’est de lui donner une visibilité. Cette visibilité ne peut pas être reconnue à travers un terme vague. Dans le mot «racisme» il y a tout et rien. S’il s’agit d’une population importante, on spécifie. Quand il vise les Juifs, on parle d’antisémitisme, même si ce terme est inexact car les sémites regroupent aussi des peuples arabes. Lorsqu’il a fallu qualifier ce qui est dirigé contre l’islam et les Arabes, on a créé le terme «islamophobie». Il est donc normal que les Noirs, qui ont une histoire particulière et qui subissent du racisme depuis plus longtemps aient aussi un terme spécifique. Nous sommes les plus visibles. Et ceux qui le voudraient ne parviendront jamais à gommer leur différence physique.

> Comment avez-vous réussi à faire reconnaître ce racisme?

< En 2000, j’ai fait partie à Berne d’un groupe de travail pour l’organisation de la Conférence de Durban (2001) –chapeautée par l’UNESCO. C’est une conférence clé dans l’histoire de la lutte contre le racisme. Lors de la première journée de travail, des ateliers thématiques étaient organisés selon notamment l’origine des victimes de racisme. Il n’y avait que des ateliers sur l’antisémitisme, l’islamophobie, le racisme contre les Roms, mais rien sur le racisme anti-Noir. Nous avons créé aussitôt un groupe de réflexion sur le racisme anti-Noir, qui est devenu en 2002, après des assises nationales, notre organisation, le CRAN. Dès le départ, il y avait un oubli, une discrimination, bien que ces organisations sachent pertinemment que le racisme est aussi et surtout dirigé contre les Noirs. Il est donc fondamental que le racisme anti-Noir soit traité de la même manière que les autres formes de racisme en termes de reconnaissance, de criminalisation et de réparations. Il ne s’agit pas de «concurrence victimaire» comme on l’entend souvent, mais d’un impératif de justice.

> Le racisme anti-Noir est selon vous le plus ancien et le plus répandu, mais il est peu connu et peu reconnu. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

< Pour moi, cela tient à la mauvaise conscience du système qui a le plus développé ce racisme, je veux parler du système capitaliste. D’un côté, il y a l’exaltation d’idéaux de fraternité, de générosité, d’ouverture, de respect de l’autre, etc. Et de l’autre, il y a la réalité, c’est-à-dire tout un continent qui a été exploité et qui a vu sa population diminuer à travers la traite négrière. Evidemment, les Occidentaux ne sont pas les premiers à avoir réduit les Noirs en esclavage. Ils ont été précédés par les Arabes, mais ils ont innové par la massivité de leur traite négrière. L’Europe conserve une sorte de culpabilité par rapport à cela. Mettre en avant le racisme anti-Noir, c’est en quelque sorte remuer le couteau dans la plaie.

> Quels sont les principaux obstacles que vous rencontrez?

< Au niveau du CRAN, quand nous présentons des cas de racisme, la première réaction des gens est l’incrédulité: «Ce n’est pas possible!» Les manifestations de discrimination et de racisme contre les Noirs sont constamment minimisées ou niées. A tel point que les gens qui les subissent sont les premiers à ne pas les reconnaître, à les sous-estimer. Certaines victimes demandent: «N’ébruitez pas cela, ça reste entre nous.» Il y a aussi une intériorisation du racisme par les victimes. C’est d’ailleurs une des spécificités du racisme anti-Noir. Lutter contre ce racisme ce n’est pas lutter seulement contre le raciste en face de nous mais aussi contre le raciste intériorisé. Cet auto-racisme anti-Noir est le plus difficile à combattre, tant son déni est fort.

> Où en est aujourd’hui la reconnaissance du racisme anti-Noir?

< Nous avons parlé pour la première fois de «racisme anti-Noir» lors de la Conférence de Durban. Il a fallu argumenter contre d’autres activistes noirs pour faire reconnaître cette terminologie. En Suisse en tout cas, grâce au CRAN, les institutions et l’ensemble du monde antiraciste ont finalement reconnu cette forme de racisme sous cette appellation. Il suffit de comparer la situation en Suisse à celle dans d’autres pays comme la France, l’Allemagne ou même l’Angleterre. Ils n’ont pas d’organisations nationales luttant spécifiquement contre le racisme anti-Noir. Nous sommes pratiquement les seuls à le faire. En Amérique du Nord, ils sont certes très avancés sur la question des réparations, mais peu introduisent le terme «black» dans leur lutte contre le racisme. Ils préfèrent parler de «questions d’afro-descendants».

> Où observez-vous du racisme anti-Noir en Suisse?

< Les brutalités et les maltraitances de la police ne sont qu’une partie du phénomène. Les autres formes de racisme s’expriment dans le domaine de l’emploi par exemple, où on procède souvent par paliers: d’abord les vrais Suisses, ensuite les Suisses naturalisés et les moins noirs possible, puis les étrangers qui ont les permis. Certains Suisses n’ayant pas le bon teint se voient souvent préférer un frontalier. Au niveau du logement également: il arrive que des personnes trouvent un appartement, se présentent au téléphone, sans accent, et au moment du rendez-vous, quand on les voit, on leur refuse finalement le logement. Il existe aussi du racisme sur le plan intellectuel, peu connu du public. Dans les médias, lorsque des événements se passent en Afrique, il y a toujours deux sortes d’interlocuteurs: il y aura l’Africain qui témoigne et l’Européen qui analyse. Pourtant on pourrait recourir à un expert africain là-bas sur place ou ici en Europe.

> Quelles solutions voyez-vous pour lutter contre ce racisme?

< Ici en Europe, nous devons être plus représentés. Il est nécessaire d’avoir des organisations de défense contre le racisme anti-Noir, formées par des victimes de ces discriminations. Sinon le Noir est toujours défendu, mais ne se défend jamais. Sur le plan social, il faut sensibiliser les jeunes à la diversité. En histoire et en géographie, l’accent est beaucoup mis sur l’Occident. Je ne dis pas que l’histoire européenne devrait être enseignée dans les mêmes proportions que celle de l’Afrique, mais il serait important de s’ouvrir aussi sur ce continent à l’origine de l’humanité et qui a tant apporté au monde. Enfin, cela fait plus de dix ans que le CRAN existe et nous manquons de tout, nous n’avons même pas un petit local. Nous n’arrivons à obtenir aucun soutien des autorités, sauf très ponctuellement.

* Nous utilisons ici ce terme tel que le CRAN l’orthographie.