Soulagés d’être arrivés vivants de l’autre côté de la mer, ils montent dans le bateau de sauvetage de la Croix-Rouge espagnole en s’écriant «boza, boza!», l’index levé au ciel, comme pour prendre Dieu à témoin. Les 11 et 12 août 2014, près de mille deux cents personnes ont franchi le détroit de Gibraltar dans de simples canots pneumatiques. Dans plusieurs dialectes de l’Afrique de l’Ouest, le mot «boza» signifie victoire. C’est le cri de joie de celles et ceux qui ont réussi à pénétrer la «Forteresse Europe», alors que des dizaines de milliers de leurs compatriotes sont immobilisés au Maroc.
«Je n’irai pas plus loin» Dans cette pièce sans fenêtres, les couvertures de laine suintent l’humidité. Les murs sont couverts de moisissures. Pour tout mobilier, un lit, une chaise, une petite table. Moussa vit à Duardum, un bidonville de Rabat, la capitale marocaine. Il avait 9 ans lorsque sa mère a disparu dans la tourmente de la guerre en Côte d’Ivoire. Un étranger l’a recueilli dans la rue et l’a emmené au Mali, point de départ d’un long voyage vers l’espoir qui l’a conduit au Maroc. L’enfant a grandi, il a aujourd’hui 22 ans. Il est encore loin du but. «Mais je n’y crois plus», dit Moussa. «Je n’irai pas plus loin.»
David, né il y a cinquante-deux ans en République démocratique du Congo, cherche à retrouver sa famille, dont il a perdu la trace pendant la guerre civile en Angola. Jeanne a fui le Cameroun et la tyrannie de son beau-père. Son voyage à travers le désert a duré sept ans. Forcée de se prostituer, elle s’est retrouvée prisonnière de contrebandiers, avant d’être ramenée à son point de départ par la police algérienne.
Les rêves et les espoirs des réfugiés témoignent du chaos laissé par la colonisation en Afrique, perpétuée aujourd’hui par l’exploitation néocoloniale. Tout comme de l’aspiration inextinguible à une existence dans la dignité. Au Maroc, le voyage atteint provisoirement son terme. La route vers le Nord est barrée par un des systèmes de surveillance les plus perfectionnés du monde. L’espoir interdit de penser au retour. «Mais ici, ce n’est pas un endroit où on peut vivre», dit Serge. Le jeune Ivoirien est occupé à recoudre la semelle d’une basket sur un établi de cordonnier branlant. «Cinq dirhams», demande-t-il au client marocain une fois la réparation terminée. «Impossible de trouver un autre travail, explique-t-il. Il faut s’estimer heureux si on gagne cinq euros par jour.»
Le camp des intrépides
En trois ans, Serge a tenté plus de trente fois de passer la frontière. Il a escaladé des barrières, affronté la mer dans des canots pneumatiques, traversé le détroit à la nage. Et il va recommencer. Il a vécu pendant des semaines dans la «Forêt», le camp de Gourougou, sur les hauteurs de Melilla. La frontière avec l’enclave espagnole est défendue par trois hautes clôtures grillagées, avec postes de surveillance, barbelés et dispositif anti-escalade, système d’éclairage à forte puissance, caméras infrarouges et capteurs ultrasensibles. Les deux enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta sont les seules frontières terrestres de l’Europe avec l’Afrique. Ce sont aussi les seules voies par où les migrants les plus intrépides peuvent espérer passer sans verser d’argent.
Depuis leur camp de base de Gourougou, tapis sous des bâches trouées et des couvertures en laine, ils attendent dans la pinède le moment propice pour se lancer à l’assaut des clôtures. Des centaines de soldats des Forces auxiliaires les guettent. Etre aperçu, c’est risquer un jet de pierre sur la tête. Se faire prendre signifie souvent être battu à en avoir les membres brisés. «J’ai été tabassé plusieurs fois, raconte Serge, et très cruellement. Au point de ne plus pouvoir bouger la partie gauche de mon corps pendant deux semaines.» Il arrive régulièrement que des migrants décèdent sous les coups.
Avec des balles en caoutchouc
Du côté européen, c’est la Guardia Civil espagnole qui les attend. En général, les réfugiés et les migrants capturés aux abords des clôtures sont «brutalement refoulés», c’est-à-dire directement remis à l’armée marocaine. Sans aucune base légale, au mépris du droit international. La protection de la frontière prime sur celle des droits humains. Comme le 6 février dernier, lorsque pas moins de quatorze personnes se sont noyées devant les côtes de Ceuta après que des fonctionnaires de la Guardia Civil leur aient tiré dessus avec des balles en caoutchouc et des cartouches de gaz lacrymogène.
Mais la force des migrants, c’est leur nombre. Lors des assauts qu’ils nomment les «attaques forcées», ils se précipitent simultanément par centaines voire par milliers sur différents points de la frontière. La plupart sont stoppés par les matraques, les jets de pierres, les gaz lacrymogènes et les balles en caoutchouc. Lors de grandes opérations, certains trouvent la mort. Mais quelques-uns arrivent à passer, parfois dix, parfois vingt, parfois cent.
Les rois entre eux
Tôt le matin du 28 mai 2014, cinq cents personnes ont atteint le centre-ville de Melilla suite à l’un des assauts les plus fructueux depuis l’installation de la clôture de haute sécurité. L’Europe a immédiatement réagi en renforçant la forteresse : un nouveau filet anti-escalade et une quatrième clôture du côté marocain. A la mi-juin, le roi d’Espagne nouvellement couronné, Felipe VI, rendait visite à son homologue Mohammed VI et lui promettait cent cinquante millions d’euros pour les trois prochaines années, en «soutien à la politique migratoire du Maroc».
L’Etat marocain reçoit depuis des années des contreparties financières pour son zèle à la frontière européenne. Pour la seule période allant de 2007 à 2013, le royaume a touché plus d’un milliard d’euros au titre de la «coopération au développement» dans le cadre de la politique de voisinage de l’Union européenne –plus qu’aucun autre pays.
Montant diplomatiquement assorti d’une condition: faire barrage au flux migratoire. Depuis juin 2013, un accord de réadmission est négocié pour permettre à l’UE de renvoyer au Maroc la totalité des réfugiés qui arrivent en Europe après avoir transité par ce pays.
Jouets de la politique
Les pourparlers traînent en longueur. Lorsqu’à la mi-août, en l’espace de quarante-huit heures, mille deux cents personnes ont pris la mer à Tanger pour rallier Tarifa, les garde-côtes marocains ont brièvement interrompu leur surveillance et informé les personnes à bord des bateaux de cette occasion unique. Une démonstration de pouvoir de la part du royaume marocain, qui a mis en évidence son rôle de garde-frontière de l’Europe. La migration illégale est régulièrement utilisée comme objet de marchandage dans le jeu politique. Près de deux cents personnes ont péri noyées dans le détroit rien que durant ces deux jours-là.
Cela ne suffit pas à anéantir l’espoir des migrants. Le prix qu’ils sont prêts à payer est simplement plus élevé. «Ils sont nombreux à n’avoir plus rien à perdre», dit Azarias, un étudiant en droit du Mozambique, bénévole dans une structure d’aide d’urgence pour les migrants blessés à la frontière algérienne. «Ils se disent qu’au fond ils sont déjà morts. Retourner dans leur pays signifie la mort, rester ici signifie la mort. Alors, s’il faut de toute façon mourir, que ce soit au moins en essayant de survivre.»