Seul un quart des réfugié·e·s syrien·ne·s en Turquie est abrité dans des camps. Les autres vivent en ville, dans des conditions souvent insalubres. © Raphaël Fournier
Seul un quart des réfugié·e·s syrien·ne·s en Turquie est abrité dans des camps. Les autres vivent en ville, dans des conditions souvent insalubres. © Raphaël Fournier

MAGAZINE AMNESTY Forteresse Europe Fuir la Syrie

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°79, publié par la Section suisse d’Amnesty International, décembre 2014.
Des milliers de réfugiés syriens tentent de gagner l’Union européenne en passant par la Turquie. La plupart échouent devant des frontières hermétiquement closes. A moins d’avoir l’argent nécessaire pour le passage. par Nicole Graaf*

Organiser sa fuite en Europe s’apparente au choix d’un itinéraire dans un catalogue d’agence de voyages. «Le vol vers l’Allemagne se négocie entre 8000 et 9500 euros, faux passeport compris. Il faut débourser quatre cent cinquante euros pour traverser la frontière bulgare, mille deux cents pour atteindre le camp de réfugiés situé de l’autre côté, deux mille cinq cents pour gagner Sofia. La Grèce coûte trois mille euros.» Haidar**, 22 ans, connaît par cœur les tarifs des passeurs de Turquie. Après sa journée de travail, il flâne dans les rues d’Istanbul avec son meilleur ami Hamid**. Comme de nombreux compatriotes, les deux jeunes Syriens ont fui la guerre qui ravage leur pays. Haidar économise l’argent nécessaire pour un faux passeport. C’est l’option la plus chère, mais la plus sûre, selon lui. «Les Bulgares en ont marre des Syriens, qui sont pauvres comme eux, et ils les renvoient en Turquie. Les Grecs font pareil.» Haidar aimerait partir en Allemagne ou en France. Il en parle avec un sourire, comme s’il s’agissait d’un rêve caressé depuis longtemps.

Hamid et Haidar partagent une chambre de neuf mètres carrés avec deux autres Syriens. Au plafond, des caméras surveillent leurs allées et venues. «Quand nous sortons, le patron nous appelle pour nous demander ce qu’on fabrique», raconte Haidar. Les deux jeunes gens travaillent au noir. Tous les jours, de neuf heures du matin à onze heures du soir, ils se tiennent devant la porte de leur domicile, un immeuble décati de six étages, et apostrophent les touristes et les hommes d’affaires qui ont l’air arabe pour leur vendre des excursions. «C’est parce que nous sommes Syriens et que nous n’avons pas le choix qu’il peut nous obliger à ça», dit Haidar à propos de son patron. En raison de la guerre, la Turquie accorde aux Syriens un permis de séjour provisoire, mais ne les autorise pas à travailler.

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«Que Dieu leur vienne en aide»

L’Europe est inaccessible pour qui n’a pas d’argent. Près de huit cent mille réfugiés syriens sont officiellement enregistrés en Turquie, environ dix fois plus que dans l’ensemble de l’Union européenne (UE). Ce nombre est probablement bien en dessous de la réalité, car beaucoup de réfugiés restent dans l’ombre par peur d’être refoulés ou parce qu’ils ignorent les procédures. Les camps de l’ONU établis à la frontière turcosyrienne n’abritent «que» quelque deux cent mille personnes.

Les autres essaient de s’en sortir dans les grandes villes. A Istanbul, les réfugiés sont partout. On les voit mendier sur les places, près des passages piétons, devant les stations de métro. A Beyoğlu, haut lieu de la vie nocturne, des enfants se postent devant les bars pour vendre des bouteilles d’eau aux êtards. Des adolescents passent la nuit sur des cartons devant les magasins de mode du quartier commerçant d’Istiklal, serrant tout ce qu’ils possèdent dans des sacs en plastique. Les nouveaux arrivants campent dans les parcs publics.

Pas question de penser à un prochain retour. Le conflit syrien implique tellement d’intérêts divergents qu’il paraît insoluble. Même les régions kurdes du nord n’offrent plus un abri sûr depuis que les rebelles de l’Etat islamique y ont renforcé leurs positions. Muhammed**, 27 ans, en sait quelque chose. Les islamistes ont enlevé son frère, dont il est sans nouvelles depuis trois mois. Sa famille l’a poussé à fuir avant qu’il ne connaisse le même sort. Les traits de Muhammed se creusent à l’évocation de sa mère restée en Syrie. Ses mains puissantes laissent deviner qu’il a dû être un solide gaillard. Mais aujourd’hui sa chemise noire flotte sur son corps amaigri.

Avec son jeune frère, sa femme et ses deux petites filles, il a échoué à Cizre, ville du Kurdistan turc à quelques kilomètres des frontières irakienne et syrienne. La famille loue deux pièces sombres et nues au rez-de-chaussée d’un immeuble. La nuit, des couvertures sont étendues sur le sol en béton pour servir de lits. La femme de Muhammed, une timide jeune fille de 18 ans, berce inlassablement son bébé sous la véranda décatie. Une voisine l’invite parfois à prendre le thé lorsque son mari et son beau-frère sont au travail.

Au bord du fleuve-frontière

Fin 2013, l’UE a signé un accord de réadmission avec la Turquie, afin de pouvoir y renvoyer les réfugiés syriens qui se présentent à ses frontières. C’était la condition à la suppression du visa d’entrée que les citoyens turcs espéraient depuis des années. Le pays s’est également engagé à mieux surveiller ses frontières avec la Bulgarie et la Grèce.

Syrie_2.jpg Meilleur marché qu’un faux passeport permettant de prendre un vol pour l’Europe, le passage à pied vers la Bulgarie ou la Grèce est long et dangereux. © Raphaël Fournier

Située à un jet de pierre des deux Etats européens, Edirne est une petite ville tranquille dont l’architecture rappelle les villes grecques. Deux douzaines d’hommes et une famille de seize personnes sont installés sur des canapés dans le lobby d’un petit hôtel. Des enfants courent partout devant la réception. A l’exception d’un Irakien et de deux Algériens, tous ces gens viennent de Syrie.

Au mur, on peut suivre la chaîne de télévision Al Jazeera en arabe sur un écran plat. Lorsqu’il est question des combats et des morts en Syrie, un murmure parcourt la salle. Ces images qui tremblotent sur le poste, presque toutes les personnes présentes ce jour-là les ont vues de leurs propres yeux. Ils considèrent l’Europe comme leur seule issue. La plupart ont déjà essayé sans succès d’atteindre la Grèce ou la Bulgarie.

C’est le cas d’Amar**, un informaticien de 27 ans, originaire de Damas. Avec son jean gris, sa coupe de cheveux à la mode, son visage soigneusement rasé, il passerait inaperçu dans n’importe quelle grande ville européenne. Il s’est enfui après avoir reçu son ordre d’incorporation dans l’armée syrienne. En représailles, son frère cadet a été enlevé et torturé par des soldats du régime. Il a pu finalement s’échapper lui aussi.

Jetés à l’eau

Amar veut retrouver son frère aîné établi depuis dix ans à Barcelone. Il y a quelques jours, il a tenté avec d’autres Syriens de traverser le fleuve Evros, qui marque la frontière avec la Grèce. Le groupe comprenait des sunnites, des chrétiens (dont un Arabe) et des Kurdes. «Cela n’importe pas, nous sommes tous Syriens», dit Hosin**. Cet homme de 37 ans au physique athlétique, arborant cheveux courts et bottes de cuir, est le meneur du groupe, son stratège.

Pour leur première tentative, les hommes ont choisi un itinéraire passant par la Grèce. Tout de suite après avoir franchi la rivière, ils ont perdu leur chemin dans la forêt. Croyant qu’on leur octroierait une autorisation de séjour provisoire, ils se sont adressés à un poste de police. Selon le règlement en vigueur, les autorités doivent contrôler le motif d’asile de chacun séparément et ne peuvent refouler personne tant que dure la procédure. «Mais pendant la nuit, d’autres policiers sont arrivés, raconte Amar. Ils nous ont fait monter dans un bus et nous ont conduits au bord du fleuve.» Il parle d’hommes masqués leur ayant hurlé des ordres et les ayant frappés. Puis ils ont été emmenés en bateau près d’une île de la rive turque, où on les a forcés à se jeter à l’eau. Les «hommes masqués» se moquaient bien qu’ils sachent nager ou pas. Hosin montre son passeport trempé et l’écran de son vieux téléphone portable Nokia constellé de gouttes d’eau.

Il arrive régulièrement que des personnes perdent la vie en essayant de passer la frontière. Des cadavres ont déjà été repêchés dans les eaux de l’Evros. Depuis que la Grèce a érigé une clôture de six mètres de haut le long de sa frontière, les réfugiés choisissent de plus en plus souvent de traverser le fleuve. La Bulgarie a elle aussi barricadé sa frontière et renforcé ses contrôles. Dans la chambre d’Amar, des chaussettes et des t-shirts sèchent sur le radiateur. Les hommes veulent retenter un passage avant que la nuit tombe: ils vont se rendre en taxi au dernier village avant la frontière, puis marcheront à travers champs jusqu’au fleuve. Ils ont acheté des bouées d’enfant pour ne pas se laisser engloutir par le fort courant et ont enfermé leurs effets personnels dans des sacs en plastique étanches. A l’aide de leurs smartphones et de Google Earth, ils ont repéré un itinéraire qui devrait leur permettre de gagner l’arrière-pays. Hosin montre une ville à quarante kilomètres du fleuve. «Si nous arrivons jusque-là, ils ne pourront plus nous renvoyer aussi facilement,» assure-t-il.

* Nicole Graaf est correspondante étrangère.

** Noms modifiés.