par Ramin Nowzad
Imaginez qu’on vous enferme dans des toilettes. Six mètres carrés, des murs nus en béton couleur cendre. Impossible de faire plus d’un pas à gauche ou à droite. La lunette des toilettes et le lavabo sont en acier. Pour dormir, une étroite banquette de ciment. Vous ne savez pas quand vous pourrez sortir, ni même si on vous laissera sortir. Une caméra fixée au plafond vous surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Vous n’allez pas mourir de faim, car vous recevez régulièrement de la nourriture sur un plateau en plastique glissé à travers une trappe. Mais il n’y a pas de téléphone portable, pas de fenêtre, et surtout, aucun être humain. Vous êtes seul avec votre cerveau. Les heures passent, les jours, les nuits, les semaines. Vous perdez rapidement la notion du temps. Jusqu’à quand parviendrez-vous à ne pas perdre la tête?
«Une boîte en ciment»
Jay Powers a tenu dix ans. Puis le prisonnier étasunien s’est arraché deux doigts à coups de dents, s’est tranché un lobe d’oreille, s’est mutilé les organes génitaux, s’est percé un trou dans le crâne avec une pile électrique. «Ça m’a pris deux jours pour atteindre le cerveau», raconte-il aujourd’hui. Jay Powers n’est pas un marine capturé en Irak et enfermé dans un sombre cachot par des fanatiques sanguinaires. Condamné pour braquage de banque, cet homme de 52 ans est un prisonnier ordinaire qui purge sa peine dans un pénitencier des Etats-Unis. Il a passé dix ans de sa vie en cellule d’isolement.
«Une boîte en ciment», c’est ainsi que Jay Powers décrit sa cellule de la prison ADX Supermax de Florence, au Colorado. Les gardiens l’appellent «le trou». Dans une trentaine d’Etats américains, plus de 80 000 détenu·e·s croupissent dans de tels «trous», guère plus grands qu’un lit à deux places. Toute leur vie est contenue dans ces cercueils en béton, où ils dorment, mangent, ruminent, défèquent… Certain·e·s y passent quelques jours ou quelques semaines, d’autres y resteront des décennies.
La plupart ont droit, trois fois par semaine, à une «sortie» d’une heure, souvent dans une cage aussi étroite que leur cellule, qui donne sur le béton. Ils sont menottés, et seuls. D’autres n’y sont même pas autorisés. «Le monde extérieur est tellement loin que c’est une autre planète», a écrit Jay Powers dans sa cellule. Cela faisait des mois qu’il n’avait plus parlé à personne, qu’il n’avait plus touché aucun être vivant.
Dépersonnalisation
Aristote affirmait que l’être humain est un animal social. La science moderne a donné raison au philosophe grec: sans interaction avec nos semblables, nous nous effondrons. Le contact des autres est pour nous presque aussi essentiel que l’air ou la nourriture. Après avoir visité l’Easter Prison de Philadelphie, Charles Dickens comparait les détenu·e·s à l’isolement à des «enterrés vivants».
Si nous n’avons pas assez à manger, notre corps dépérit. Mais lorsque nous sommes privé·e·s d’échanges avec d’autres êtres humains, c’est notre âme qui se dessèche. Nos congénères sont le miroir à travers lequel nous percevons qui nous sommes. «C’est pourquoi certain·e·s détenu·e·s à l’isolement en viennent à douter de leur existence», dit Craig Haney. Ce psychiatre de l’Université de Californie à Santa Cruz étudie les effets de l’isolement sur le psychisme humain. Les facultés émotionnelles et intellectuelles s’émoussent et on assiste à un processus de dépersonnalisation. D’où les cas fréquents d’automutilation. «Ces personnes se livrent à des actes inimaginables simplement pour se sentir à nouveau exister.»
L’histoire de l’humanité regorge bien sûr de ces figures de despotes jetant aux oubliettes celles et ceux qui auraient eu le malheur de leur déplaire. Mais depuis l’avènement de la prison moderne, l’isolement carcéral a été pratiqué pour la première fois aux Etats-Unis, d’abord pour des motifs religieux: en 1820, les pieux quakers de Philadelphie misaient sur la solitude totale pour amener les détenu·e·s à se repentir de leurs péchés et à retrouver le chemin de Dieu. L’expérience fut un désastre. «Personne ne peut supporter la solitude absolue», écrit le penseur français Alexis de Tocqueville, qui s’était rendu dans la prison d’Auburn, à New York. Des détenu·e·s à l’isolement s’y étaient suicidé·e·s, d’autres avaient sombré dans la folie. «La solitude dévore le criminel», constate Tocqueville. «Elle ne réforme pas, elle tue.» L’isolement carcéral a été aboli aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle.
Il a été remis en vigueur il y a près de trente ans, sous la présidence de Ronald Reagan, qui s’était présenté dès sa campagne électorale comme le champion du Law and Order (la loi et l’ordre). Le virage conservateur accompli durant ses huit années au pouvoir s’est traduit par une explosion du nombre de détenu·e·s, passé de moins de cinq cent mille à un million et demi. Les prisons étaient pleines à craquer et il y régnait des conditions misérables. De nombreux pénitenciers étaient en proie à des violences impossibles à contenir. La plupart des Etats fédéraux construisirent alors des quartiers d’isolement, cette fois non pas par souci de rédemption, mais pour des raisons sécuritaires. Ces prisons de haute sécurité furent baptisées «Super-Maximum Security», comme si le maximum n’était pas suffisant.
Les cellules d’isolement sont prévues pour les «pires des pires». Ceux qui, comme Jay Powers, ont tenté de s’évader. Mais aucun tribunal, aucune expertise ne statue sur le type de crime qui conduit au « trou », ni combien de temps on y reste. La décision en revient au seul directeur de la prison. Certains sont mis à l’isolement parce qu’ils souffrent de maladie mentale et perturbent l’organisation carcérale. Leur dépression ou leur psychose ne peuvent que s’y aggraver, justifiant ensuite qu’on les y maintienne. Idem pour les détenu·e·s en bonne santé, qui tombent dans la folie sous l’effet de la solitude. Près d’un tiers des personnes en cellules d’isolement ont des troubles psychiques, selon l’organisation de défense des droits humains étasunienne Solitary Watch, qui lutte pour l’abolition de l’isolement carcéral et a rendu public le cas de Jay Powers.
L’une des organisations juridiques les plus influentes aux Etats-Unis, la New York City Bar Association, estime que les conditions de détention dans les prisons d’isolement américaines sont «assimilables à la torture selon le droit international». Juan Méndez, rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, en est également convaincu. Il a pu montrer, chiffres à l’appui, qu’aucun pays ne maintient ses détenu·e·s aussi longtemps à l’isolement que les Etats-Unis. Il est pourtant avéré qu’y maintenir des personnes plus de quinze jours peut causer des «dommages psychiques graves» –et devrait être interdit par le droit international. La CIA et le Pentagone savent du reste très bien que l’isolement est une forme de torture: c’est par ce moyen qu’ils essaient de briser la volonté des personnes soupçonnées dans la «guerre contre le terrorisme».
Relâché·e·s dans la société
Ce n’est que lorsque les détenu·e·s sortent de prison et sont brutalement relâché·e·s dans la société, sans aucun accompagnement, que les séquelles de l’isolement carcéral apparaissent au grand jour. Les statistiques sont formelles: l’isolement accroît le risque de récidive. Un constat qui commence à inquiéter au-delà du cercle des critiques du système pénitentiaire étasunien.
«Il suffit que je sente la présence d’un autre détenu dans mon dos pour perdre le contrôle de mes nerfs», confie Jay Powers, qui a déjà fait plusieurs tentatives de suicide. «Les autres prisonniers sentent que quelque chose ne tourne plus rond chez moi.» Un jour, un codétenu pris de pitié lui a un offert deux biscuits en cachette. Il les a dissimulés dans sa chaussette. De retour dans sa cellule, il a réalisé qu’il était en train d’enfreindre le règlement de la prison. Il a mangé les biscuits en tremblant d’être découvert et puni d’un nouveau séjour dans la «boîte de ciment».