par Karin Bauer*
Ce sont donc eux. Les tristement célèbres détenus de Guantánamo. Derrière une vitre, des hommes en T-shirt blanc et pantalon beige. Ils sont assis à une table en acier et regardent la télévision. Je me sens comme au zoo. Le couloir dans lequel nous nous trouvons est plongé dans l’obscurité. Les prisonniers ne doivent pas voir les journalistes. Entrer en contact avec eux? Strictement interdit! Une douzaine d’hommes en uniformes militaires se tiennent derrière mon caméraman et moi. Ils nous regardent, comme un faucon qui guette sa proie. On veut nous montrer que Guantánamo n’est pas différente des autres prisons de haute sécurité aux Etats-Unis.
Pas de visages, pas de questions
Trois jours plus tôt, mon caméraman et moi-même étions assis dans un bar à Fort Lauderdale, en Floride. De là, un vol charter nous a conduits à la base militaire américaine sur sol cubain. L’ambiance dans le bar était détendue mais nous étions anxieux. Quelles images pourrions-nous bien ramener? Le Pentagone nous a fait signer une liste de treize pages: aucun visage –ni de prisonnier, ni de militaire–, pas de serrures et uniquement des zones bien définies du camp.
A sept heures, la fanfare militaire sonne le réveil. Deux porte-parole attendent devant le bungalow. Ils ne nous quitteront pas des yeux jusqu’à ce que nous allions nous coucher. Premier arrêt: Camp X-Ray. Notre bus s’arrête devant des cages de grillage envahies par les mauvaises herbes. C’est ici que tout a commencé après le 11-Septembre. Dès la fin de l’année 2001, les Etats-Unis ont fait sortir de terre cette prison en plein air, pour montrer au monde ce qu’ils faisaient des terroristes présumés.
«Qu’est-ce que c’est?» Je me tiens dans une cage et montre un tuyau fixé au grillage dans lequel les prisonniers urinaient dans la chaleur brûlante. «L’anus», comme le surnommaient les soldats. «Pas une mauvaise idée», plaisante le porte-parole, c’étaient tout de même de dangereux terroristes. Pourtant même le gouvernement américain a reconnu que nonante pour cent des 779 prisonniers qui ont été détenus à Guantánamo depuis 2001 n’étaient pas des combattants d’Al-Qaïda.
«Technique d’interrogatoire renforcée»
L’un d’eux portait le numéro 10 005 : Lakhdar Boumediene. Cet Algérien qui vivait en Bosnie est resté sept ans à Guantánamo. Sans accusation, sans preuves. Après le 11-Septembre, les Etats-Unis le soupçonnent d’avoir planifié une attaque contre l’ambassade américaine à Sarajevo. Et peu importe si la justice bosnienne n’a trouvé aucune preuve. En 2002, les Américains arrêtent Boumediene et le déportent à Guantánamo.
A l’entrée de la cage grillagée, le jeune porte-parole nous ordonne de nous dépêcher. Nous ne ferons qu’apercevoir de loin les cabanes en bois à côté du Camp X-Ray. Là, les prisonniers étaient interrogés pendant environ trois ans. Quand je lui demande des précisions sur les techniques d’interrogatoire, le guide reste silencieux. Lakhdar Boumediene, qui vit maintenant en France et dépend de l’aide sociale parce qu’il ne peut pas trouver de travail, ne s’en souvient que trop bien. Chaque inspecteur jouait un rôle. «Le premier te frappe, le second te maintient debout pendant des heures sur une chaise jusqu’à ce que tu t’écroules.» Et la nuit, les soldats le forçaient à courir à leurs côtés. Et lorsqu’il s’est effondré, épuisé, ils l’ont traîné par terre jusqu’à ce qu’il saigne.
Aucun commentaire sur les «techniques d’interrogatoire renforcées». Aujourd’hui, les prisonniers sont traités «comme nous aimerions l’être nous-mêmes», dit le porte-parole. On ne peut s’empêcher de penser à l’alimentation forcée des détenus en grève de la faim. Dans l’hôpital de la prison, ce n’est que sur notre demande expresse qu’on nous fait voir la chaise avec les entraves pour les poignets et les chevilles. Un médecin militaire montre un bidon d’huile d’olive. Ainsi, le tube introduit par le nez glisse «facilement» jusqu’à l’estomac.
Dans la prison de sécurité maximale Camp 5, nous ne voyons que des cellules vides. Toutes des cellules d’isolement dans lesquelles des prisonniers jugés inoffensifs peuvent être détenus pendant des mois s’ils violent les règles de la maison. Les gardes montrent des taches rouges et brunes sur le plafond. Les prisonniers leur jetaient des excréments et du sang lorsqu’ils leur passaient la nourriture par la trappe. Guantánamo est un enfer pour tous ceux qui s’y trouvent. Six ans après que Barack Obama a promis sa fermeture, il est pourtant toujours en activité.
«Terrain fertile pour terroristes»
La responsabilité en incombe principalement au Congrès. Depuis des années, le Parlement établit dans le budget de la Défense que ces personnes ne peuvent être détenues dans une prison aux Etats-Unis. La nouvelle majorité républicaine aux deux Chambres suit la même ligne que la population. En juin dernier, soixante-six pour cent des citoyens américains se sont prononcés en faveur de la fermeture de Guantánamo.
Guantánamo fait-elle des Etats-Unis un pays plus sûr? «Oui!», répond l’amiral Butler. Quand je lui fais remarquer que le président dit le contraire, il a l’air confus. Bien avant que les terroristes de l’Etat islamique ne décapitent le journaliste américain James Foley après l’avoir revêtu d’une combinaison orange, Obama avait déjà souligné que Guantánamo était un terrain fertile pour les terroristes.
Pourtant, le président a beau jeu de s’en prendre au Congrès : en tant que commandant suprême de l’armée, Obama pourrait fermer Guantánamo sans demander l’avis de personne. Néanmoins, depuis les élections de mi-mandat en novembre, l’administration Obama semble accélérer le transfert de prisonniers vers des pays tiers. A ce jour, douze prisonniers ont été libérés et cent vingt-deux sont toujours à Guantánamo.
La visite du camp pour la presse a duré trois jours. Nous n’obtenons que trois minutes de face-à-face avec les prisonniers. Personne ne le dit, mais nous le savons tous: aucun des hommes du Camp 6 n’a été accusé. Où se trouvent les sept terroristes présumés d’Al-Qaïda? «Cette question n’est pas autorisée, la visite est terminée.»
* Karin Bauer est correspondante à New York pour la radio et télévision alémanique SRF.
La CIA en cause
Simulacres de noyade ou d’exécution, privations de sommeil prolongées, menaces sexuelles, maintien dans des positions douloureuses: la liste des pratiques infligées par l’Agence centrale de renseignement (CIA) aux détenus du programme de restitution et de détention secrète qui a suivi le 11-Septembre est longue. En décembre dernier, la Commission sénatoriale sur le renseignement levait le voile sur ces techniques de torture en publiant un rapport abrégé. Le texte fournit de nombreuses informations accablantes sur les violations des droits humains perpétrées au nom de la «sécurité nationale». Les cas de disparitions forcées, torture ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont légion. Le rapport mentionne même les effets de ces techniques d’interrogatoire et des conditions de détention sur les détenus: «Hallucinations, paranoïa, insomnie et tentatives d’automutilation.»
Aucune victime de ces traitements inhumains n’a eu accès à la justice. Des enquêtes restreintes ouvertes par le Ministère américain de la justice ont été bouclées en 2012 dans le plus grand secret, sans que personne ne soit inculpé. De même, la destruction par la CIA de bandes vidéo de séances d’interrogatoire –qui contenaient des preuves potentielles de crimes de droit international– n’a débouché sur aucune poursuite. Amnesty demande que le rapport sénatorial soit publié dans son intégralité avec toutes les informations relatives aux violations des droits humains.
Jean-Marie Banderet